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De Zarader à Blanchot | Thomas Regnier

Deux ans à peine séparent le moment présent du temps où, dans la foulée de l’écriture et de la soutenance de mon DEA, je lisais les pages denses, et cependant décevantes, de l’essai de Marlène Zarader consacré à Blanchot : L’Être et le neutre. À partir de Maurice Blanchot (Verdier, 2000). Quelques remarques préliminaires sur le titre de l’ouvrage, plus précisément sur son sous-titre. Il est bien écrit : « à partir » de Maurice Blanchot. Il s’agirait, par conséquent, dans le corps de l’essai, de réfléchir sur tout ce que l’œuvre de Blanchot donnerait à penser sur ces deux termes – l’être, le neutre – et sur leur éventuel antagonisme. L’être : l’objet de prédilection de la philosophie (à quoi la philosophie réfléchit-elle sinon à l’être ?) ; le neutre : ce qui, appelé aussi principe de contradiction, inquiète, remet en question la fameuse tautologie (l’être est, le non-être n’est pas). D’un côté la philosophie, le logos, le clarté du concept ; de l’autre la littérature, le hors-concept, l’« obscurité » de ce que Blanchot appelle « la parole d’écriture ».

Est-ce qu’au cours de son essai, Marlène Zarader part véritablement de Blanchot ? A l’évidence, non. La philosophe s’y livre à ce qu’elle nomme des « débats » : Blanchot vs Hegel, Blanchot vs Husserl, Blanchot vs Heidegger. Confrontations qui sont, à chaque fois, productrices de sens, du moins ponctuellement. On y voit la philosophie apporter la contradiction à la pensée de ce qui, appelé chez Blanchot « nuit », « dehors », « désastre », etc., a trait à l’expérience-limite. « Face à la nuit, que peut la pensée ? », s’interroge Marlène Zarader, qui s’empresse de répondre : rien, elle ne peut rien. Plus exactement : il ne saurait être, par définition, qu’elle puisse quelque chose. Ce que l’essayiste récuse, c’est, en définitive, l’existence d’une expérience-limite qui ne soit pas de l’ordre du fantasme littéraire ou des sophismes du langage. Là où Blanchot – dans L’Entretien infini avec Derrida, mais déjà, par exemple, dans un article de Faux Pas intitulé « Le Paradoxe d’Aytré » (1) – dit : il n’y a d’expérience véritable que de la limite, de cette limite qui met en question la possibilité même d’une expérience, ou encore : il n’y a, authentiquement, ou essentiellement, d’expérience que lorsque celle-ci se voit radicalement contestée dans la possibilité de son expression, pour ainsi dire interdite d’une expression qui en donnerait la mesure, la ramènerait à la commune mesure d’un langage familier et partageable ; Marlène Zarader, d’accord en cela avec le discours philosophique traditionnel, dit au contraire ceci : il y a, en théorie, possible expérience de tout sauf de la limite. Ce qui revient à dire : l’expérience-limite est un leurre. Le principe de contradiction, désigné à travers l’expression d’« expérience-limite », ne serait plus, par conséquent, qu’une simple contradiction dans les termes.       

Résumons. Dans L’Être et le neutre. À partir de Maurice Blanchot, il ne s’agit pas, partant de Blanchot, d’expliciter son « expérience » ou sa « position » en termes philosophiques. Il s’agit plutôt, à partir de la philosophie, de lui faire entendre raison. En d’autres termes, à peine différents : avec Marlène Zarader, c’est la raison philosophique qui met à la question le discours de Blanchot sur l’expérience-limite. L’existence de cette dernière est récusée ici par principe, et à travers elle, la pensée de celui qui est censé la « porter », voire l’incarner, celui qui serait son « témoin » par excellence, Maurice Blanchot (selon une exemplarité supposée que l’essayiste tient, dès l’introduction, comme un fait acquis). D’emblée, l’essayiste adresse une fin de non-recevoir à la question posée par l’œuvre de l’écrivain. Son examen, dans le cours de l’ouvrage, ne fera que confirmer à la lettre ce qui, en définitive, a les apparences d’une opposition de principe entre la démarche philosophique et l’approche littéraire quant à la question du Rien, du Mal, de la Mort, etc.

Que conclure de ce type d’interprétation ? On pourrait souligner, dans un premier temps, le fait que l’essayiste ne tienne pas compte, pas assez en tout cas, du fait que Blanchot est moins un philosophe qu’un écrivain, un écrivain qui, en dehors de ses récits de fiction, dans la partie critique de son œuvre, parle, le plus souvent, d’autres écrivains, quand bien même il y aurait, dans le même temps, un apport intellectuel indéniable de la philosophie. Jusqu’où la représentation de Blanchot comme témoin par excellence de l’expérience-limite (ce que pose Marlène Zarader au début de son ouvrage) est-elle vraie ? Et à partir de quel point tend-elle à masquer cet autre aspect : que les écrivains dont parle Blanchot – Kafka, Mallarmé, Artaud, etc. – n’ont, pas moins que lui, « porté » cette question ? Aujourd’hui cependant, je suis tenté d’aller plus loin. L’auteur de L’Être et le neutre fait comme si Blanchot était philosophe, comme si son œuvre était envisageable sous un angle exclusivement philosophique. Ce faisant, elle pense le rapport entre philosophie et littérature en termes d’antagonisme. Point de vue, à mon sens, critiquable. Tout l’effort de Blanchot et des auteurs qu’il commente consistant à critiquer, à mettre en question l’opposition entre un « langage poétique » et un « langage de pensée ». Le refus d’établir une frontière, quelle qu’elle soit, entre fiction et critique, poésie et analyse, est le meilleur garant contre deux tentations, l’esthétisme d’un côté (le « petit plaisir esthétique » qu’évoque Blanchot dans L’Espace littéraire, pour en distinguer fermement la poétique romantique), de l’autre, un langage qui serait pure rationalité, c’est-à-dire pur jeu dialectique. Blanchot n’a jamais cessé d’évoquer cet entre-deux : l’espace d’échange de ces deux langages, réconciliés jusque dans leur incommensurabilité, leur inégalité l’un à l’autre, convergents dans leur divergence en quelque sorte, espace auquel il donne le nom d’écriture.         

(1) Il n’y a d’expérience, au sens où l’entend Blanchot, qu’à partir d’un recul des mots devant le réel : l’expérience est l’épreuve même de ce recul, de ce qu’on pourrait appeler la dérobade du langage dans sa possibilité.

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