Espace Maurice Blanchot

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Biographie

BLANCHOT (Maurice)
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Dominante et marginale, telle est la place qu’est venue occuper au fil du vingtième siècle l’œuvre narrative, critique et philosophique de Maurice Blanchot. Cette œuvre immense, imposante, a suscité les plus vives admirations et souffert les plus suspicieux dénigrements. Dans un univers intime et déroutant, par un langage incisé, un lyrisme tenu, par une dramaturgie chaque fois renouvelée et jusqu’à leur propre épuisement, les récits ont offert un espace d’attention rare, celui d’une indiscrétion éthique infinie envers l’autre : envers sa mémoire, son langage, sa respiration, sa suffocation, sa sensibilité, son secret. L’œuvre critique a commenté des centaines de livres, de quelques grands classiques à presque tous les contemporains ; dans un dialogue incessant avec les grands écrivains et philosophes qui l’avaient précédée (Nietzsche, Hegel, Heidegger, Hölderlin, Mallarmé, Valéry, Rilke, Kafka, Sade, Lautréamont, Artaud…), et avec ceux qui l’ont accompagnée (Char, Paulhan, Sartre, Leiris, Klossowski, Laporte, Foucault, Derrida, Nancy, Duras, Mascolo, des Forêts…), elle a forgé sa propre approche de la littérature et son lexique notionnel. Ce dialogue, Maurice Blanchot lui a donné quelques noms : entretien infini, ou amitié, et c’est dans l’amitié des auteurs qui lui furent le plus proche, desquels son nom ne peut être désormais dissocié : Emmanuel Levinas, Georges Bataille et Robert Antelme, qu’il aura déployé une œuvre philosophique apte à maintenir, au-delà du désastre, par-delà l’effondrement des idéologies communistes et des mythologies communielles, l’exigence et la nécessité d’une pensée communautaire, fussent-elles d’abord celles d’une « communauté inavouable », d’une « communauté sans communauté ».
Que cette œuvre restât discrète tout au long de sa vie, Blanchot l’a lui-même souhaité, qui refusa d’accorder témoignages, photographies, entretiens, soustrayant exemplairement sa personne à toute forme de médiatisation, tentant de s’accorder à la pensée, héritée notamment de Mallarmé, que « l’écrivain n’a pas de biographie ». C’est ainsi à une méditation active sur la légitimité, voire la possibilité de l’écrivain qu’il nous convie, en nous confiant comme en direct, et par sa distance même, un regard sans faille sur les idéologies, les écritures, les ruptures et l’absolu historique (Auschwitz) qui auront marqué le vingtième siècle. Un regard sans autre faille que celle de son origine (par sa plume de journaliste, Blanchot a milité à l’extrême-droite dans les années trente), une origine qu’il n’aura cessé ensuite de désavouer par ses engagements à l’extrême-gauche, par l’impératif politique de sa littérature (« Pense et agis de telle manière qu’Auschwitz ne se répète jamais »), pour dire enfin comment la pensée n’advient précisément que dans la fuite de l’origine, comment la littérature, contre une certaine conception française, n’advient que dans l’oubli de toute réaction.
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Une jeunesse française
 
Né à Quain, hameau de la Bourgogne
 bressane, le 22 septembre 1907, Maurice Blanchot appartient à une famille de catholiques fervents, propriétaires terriens aisés. C’est auprès de son père, précepteur pour enfants de grandes familles, qu’il apprend l’essentiel de son savoir littéraire. Vers 1923, à l’Université de Strasbourg , où il étudie la philosophie et l’allemand, il rencontre un étudiant juif venu de Lituanie, auquel il se lie d’une amitié indéfectible : Emmanuel Levinas. Blanchot initie Levinas à la littérature française (loin du surréalisme : c’est Proust et Valéry) ; Levinas initie Blanchot à la philosophie allemande (la phénoménologie et Heidegger).
En 1929, Blanchot monte à Paris. Il soutient en Sorbonne un mémoire sur les sceptiques et commence des études de médecine à Sainte-Anne. Mais c’est le journalisme qui l’attire, davantage que l’Université. Il collabore à plusieurs quotidiens et revues d’extrême-droite : des contributions essentiellement politiques et parfois littéraires. Il fréquente les jeunes dissidents d’Action Française guidés par Thierry Maulnier. Anticapitalisme, antiparlementarisme, anticommunisme, spiritualisme et classicisme sont les mots d’ordre permanents. Ajoutons l’antigermanisme et a fortiori l’antihitlérisme : Blanchot appartient aussi à un milieu de Juifs nationalistes prompts à dénoncer les exactions nazies. Dès 1933, dans Le Rempart, un quotidien dirigé par son ami Paul Lévy, il s’insurge contre les premières expéditions de Juifs en camps de travail.
Ce sont à la fois des motifs personnels (la mort d’une amie, une santé défaillante) et historiques (le défaitisme national, de Munich à Vichy) qui, entre 1938 et 1940, l
‘éloignent peu à peu de tout engagement nationaliste. La guerre, la rencontre de Georges Bataille, le côtoiement de la Résistance
 jouent également leur rôle. En juin 1944, le miracle par lequel il échappe au peloton d’exécution, sur le mur de sa maison natale, lui laisse le sentiment de la survivance (« l’instant de ma mort désormais toujours en instance », écrira-t-il plus tard). Et c’est bien par la force de la littérature, d’une littérature qu’il avait commencée à écrire et concevoir dans ses affrontements les plus extrêmes avec la mort, qu’il rompt définitivement avec le marasme des mythes identitaires : « Écrire comme question d’écrire, question qui porte l’écriture qui porte la question, ne te permet plus ce rapport à l’être – entendu d’abord comme tradition, ordre, certitude, vérité, toute forme d’enracinement – que tu as reçu un jour du passé du monde ».
 
 
 
La rupture par la littérature
 
Dès 1931, Blanchot avait commencé à écrire un roman, Thomas l’obscur, qu’après plusieurs tentatives infructueuses (il aurait brûlé plusieurs manuscrits), il achève enfin en 1940. Le livre paraît en 1941, rapidement suivi d’un second, Aminadab. Bien qu’elle épingle quelques défauts de jeunesse, comme l’influence trop marquée de Giraudoux ou de Kafka, la critique installe immédiatement Blanchot au premier plan de la nouvelle littérature française. On le dira ensuite proche du « nouveau roman » ; jamais cependant il ne se reconnaîtra membre d’une école. Dans le roman, puis le récit (il tient lui-même à la distinction des deux genres), il suit son propre cheminement, souterrain et souverain, peu lu mais électivement reconnu. De la veine des premières fictions, à laquelle appartient encore Le Très-Haut (1948),il passe à celle des récits, plus brefs, moins référentialisés, de plus en plus centrés sur la forme dense et anonyme de l’entretien. De L’Arrêt de mort (1948) à L’Attente l’oubli (1962) et à « L’entretien infini » (1965), repris en tête du recueil homonyme, c’est à l’affrontement tour à tour passionnel, érotique, amical, onirique, fantastique de deux ou trois personnes que nous assistons. Hommes et femmes au seuil de la passion ou de la disparition, Blanchot traque ce qui peut encore se maintenir entre eux, à partir de ce moment insidieux où chacun trouve en l’autre une ressource ultime, une joie divine, un secret irréductible.
D’une théâtralité extrême, sans apparat de théâtralisation, l’écriture de Blanchot se concentre sur quelques événements, infimes et détonants, sur la manière dont ils retentissent dans les corps et les consciences, sur le défi qu’ils lancent à la narration d’encore pouvoir, savoir et vouloir les raconter. Avec La Folie
 du jour, courte fiction publiée en 1949 dans la revue Empédocle, Blanchot avait posé la question de la possibilité du récit après Auschwitz. « Un récit ? Non, pas de récit, plus jamais », terminait-il. S’inscrire n’est désormais possible qu’en s’effaçant : dans le respect du point le moins honteux où puisse conduire l’exposition de l’intime. C’est aussi ce que dans son œuvre critique, il appellera le neutre. Cette neutralité indestructible de la littérature interroge tout lecteur sur son attente forcenée de l’épisode et de l’aveu – sur son attente de la littérature.
 
 
 
L’espace littéraire
 
Le premier recueil critique paraît en 1943 : Faux Pas élève aussitôt son auteur au rang du plus prometteur des jeunes critiques. À la Libération
, Blanchot écrit dans les revues les plus prestigieuses : L’Arche, Critique, Les Temps modernes et, dès sa reparution en 1953, La Nouvelle Nouvelle
 Revue Française. Ce sont ces articles qu’il remanie pour les grands livres qui l’assurent, davantage que romans et récits, d’un renom international : La Part
 du feu (1949), L’Espace littéraire (1955), Le Livre à venir (1959), L’Entretien infini (1969), L’Amitié (1971). Jamais pourtant Blanchot n’a dissocié écriture narrative et écriture critique. Des phrases circulent, les mêmes, d’un récit à un essai (d’un article sur Artaud, par exemple, à certaines pages du Dernier homme). Les préoccupations qui retentissent dans les essais critiques sont d’abord celles de l’écrivain qui cherche infatigablement de nouvelles formes, toujours plus exigeantes, d’écriture.
Cette recherche ouvre un chemin révolutionnaire à la pensée critique (Barthes, Bataille, Deleuze, Derrida, Foucault, Sollers, qui lisent Blanchot tous les mois dans la NNRF
le savent et le diront). C’est la méditation très personnelle de certaines expériences d’auteurs qui lui donne son mouvement. Blanchot s’intéresse aux expériences qui neutralisent la personnalité dans l’autre temps, « interminable et incessant », du mourir et de l’écrire. Il nous invite à lire le parcours de l’écrivain en Orphée. Il imagine la quête épuisante et cependant inépuisable de l’Œuvre, jamais atteinte, toujours dérobée au cœur de la nuit, « l’autre nuit », celle qui accueille l’insomnie de l’artiste, désormais ouvert à la « dissimulation de l’être », car ce qui lui apparaît alors est l’essence de la disparition, l’absence de l’être au fond de l’être, l’antériorité au commencement du temps, l’origine de la parole qui n’est encore que murmure, prose rapide et incessante dont se rapproche toujours plus l’essence du poème. Artiste à qui rien n’apparaît cependant, car ouvert au « ruissellement du dehors éternel », emporté par cette parole neutre qui noue les points obscurs où l’entente commune et anonyme peut jaillir, dédoublé dans l’espace infini d’où les dieux se sont retirés, à l’horizon bouleversant qui extasie le corps et aveugle toute représentation, à commencer par la sienne, dissous, il écrit un poème qui écrit cette rencontre invisible pour aussitôt s’effacer, s’effacer comme poème, l’effacer comme poète, subsister comme rencontre de l’œuvre inatteinte avec un lecteur seul susceptible de l’affirmer à nouveau. Ce que Blanchot nomme « le Oui léger, innocent, de la lecture ».
 
 
 
Politique et communauté
 
En 1958, après dix ans de retrait à Èze-village, Blanchot revient à Paris. C’est le début de l’engagement public à l’extrême-gauche, tenace et inflexible, en compagnie de ceux qui deviennent, après Bataille (qui meurt en 1962) et Levinas (qui ne partage pas ce combat), ses plus proches amis : Robert et Monique Antelme, Marguerite Duras, Louis-René des Forêts, Maurice Nadeau, Élio et Ginetta Vittorini. C’est notamment dans la complicité la plus étroite avec Dionys Mascolo, véritable initiateur de toutes ces luttes, qu’il écrit contre le coup d’État gaulliste en 1958, contre la guerre d’Algérie en 1960 (il est le principal rédacteur de la Déclaration
 sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie, plus connue sous le nom de « Manifeste des 121 »), pour le Comité Écrivains-Étudiants en 1968. Avec ces mêmes amis, il consacre plusieurs années à la création d’une Revue Internationale dont la rubrique centrale, « le Cours des choses », doit recueillir les fragments des auteurs de manière anonyme. Une revue communautaire où chaque pensée est à la fois opérée et désœuvrée par la pensée voisine. L’échec de ce projet, patent en 1964, l
‘abat.
Après 1968, un vif désaccord sur le positionnement pro-palestinien majoritaire à l’extrême-gauche, puis un nouvel et brutal accès de maladie éloignent Blanchot de la présence publique. C’est le temps de l’écriture philosophique et fragmentaire. Au Pas au-delà (1973) et à L’Écriture du désastre (1980) succèdent La Communauté
 inavouable (1983) et divers opuscules sur des écritures et des pensées amies : Celan, Foucault, des Forêts, Mascolo. Poussée à ses limites, l’exigence fragmentaire écarte tout effet de langage de sa propre reconnaissance. Elle consacre l’abandon de toute posture centrale autoritaire. Elle confie l’écriture à un mouvement qui en soi prédispose au tout autre ; elle confie le savoir au non-savoir ; elle confie la pensée au tremblement qui l’impose avec peine comme lieu de garde de l’événement absolu de l’Histoire : l’holocauste. C’est la pensée du désastre. « Penser, ce serait nommer (appeler) le désastre comme arrière-pensée ».
C’est donc encore la possibilité même de la pensée, aujourd’hui, que Blanchot entreprend d’énoncer. Sans nihilisme, en toute conscience, ce qu’il avait déjà écrit en 1962 dans une lettre à Georges Bataille : « C’est sur un fond “absolu” de manque d’espoir que je suis prêt à maintenir toutes les affirmations de vérité et d’avenir humain ».
 
CHRISTOPHE BIDENT
 
 
 
Bibliographie
 
Livres de Maurice Blanchot
 
Sauf indication contraire, les livres de Maurice Blanchot ont été publiés par les éditions Gallimard. Thomas l’obscur, 1941 ; Comment la littérature est-elle possible ?, Corti, 1942 ; Aminadab, 1942 ; Faux Pas, 1943 ; Le Très-Haut, 1948 ; L’Arrêt de mort, 1948 ; La Part
 du feu, 
1949 ; Lautréamont et Sade, Minuit, 1949 (rééd., 1963) ; Thomas l’obscur, nouvelle version, 1950 ; Le Ressassement éternel, Minuit, 1951 ; Au moment voulu, 1951 ; Celui qui ne m’accompagnait pas, 1953 ; L’Espace littéraire, 1955 ; Le Dernier homme, 1957 ; La Bête
 de Lascaux, Guy Lévis Mano, 1958 (rééd. Fata Morgana, Montpellier, 1982) ; Le Livre à venir, 1959 ; L’Attente l’oubli, 1962 ; L’Entretien infini, 1969 ; L’Amitié, 1971 ; La Folie
 du jour, Fata Morgana, 1973 ; Le Pas au-delà, 1973 ; L’Écriture du désastre, 1980 ; De Kafka à Kafka, 1981 ; Après Coup, précédé par Le Ressassement éternel, Minuit,1983 ; Le Nom de Berlin, Merve, Berlin, 1983 ; La Communauté
 inavouable, 
Minuit, 1983 ; Le Dernier à parler, Fata Morgana, 1984 ; Michel Foucault tel que je l’imagine, Fata Morgana,1986 ; Sade et Restif de la Bretonne
Complexe, Bruxelles,1986 ; Joë Bousquet, Fata Morgana, 1987 ; Une Voix venue d’ailleurs, Ulysse Fin de Siècle, 1992 ; L’Instant de ma mort, Fata Morgana,1994 ; Les Intellectuels en question, Fourbis, 1996 ; Pour l’amitié, Fourbis, 1996.
 
Livres et revues sur Maurice Blanchot
 
C. BIDENT, Maurice Blanchot, partenaire invisible, Champ Vallon, Seyssel, 1998 / F. COLLIN, Maurice Blanchot et la question de l’écriture, Gallimard, 1971, rééd. 1986 / J. DERRIDA, Parages, Galilée, 1986 ; Demeure – Maurice Blanchot, Galilée, 1998 / M. FOUCAULT, La Pensée
 du dehors, Fata Morgana, 1986 / L. HILL, Blanchot, Extreme Contemporary, Routledge, London, New York, 1997 / R. LAPORTE, Maurice Blanchot ; l’ancien, l’effroyablement ancien, Fata Morgana, Montpellier, 1987 ; À l’extrême pointe, P.O.L., 1998 / E. LEVINAS, Sur Maurice Blanchot, Fata Morgana, Montpellier, 1975 / P. MADAULE, Une tâche sérieuse ?, Gallimard, 1973 / D. WILHEM, Maurice Blanchot : la voix narrative, U.G.E., coll. 10/18, 1974 / Critique, n°229, juin 1966 / Exercices de la patience, n°2, hiver 1981 / Gramma, n°3/4, n°5, 1976 / Lignes, n°11, septembre 1990 ; n°33, mars 1998 / L’Oeil-de-bœuf, n°14/15, mai 1998 / Ralentir Travaux, n°7, hiver 1997.
 


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