Espace Maurice Blanchot

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Vous, Monique | Christophe Bident

Vous m’avez accueilli avec méfiance, pensant que je venais enquêter brutalement sur Maurice Blanchot. Vous m’avez permis de rester près de deux heures dans votre salon, assis à la place qui resterait la même pendant presque quinze ans. Au moment de partir, vous vous êtes étonnée que je ne vous aie posé une seule question sur Blanchot. Sur le seuil de la porte, vous m’avez demandé : vous faites une biographie, ou vous n’en faites pas ?

Vous aviez décidé de vous taire. Vous auriez sûrement aimé me dire quelque chose… Mais ma discrétion vous a rassurée et vous m’avez aussitôt adopté – adopté, oui, je crois bien que c’est le mot. Vous m’avez permis de vous revoir et de vous poser quelques questions. Vous saviez que je n’en abuserais pas même si je ne reculerais pas devant le devoir qui m’incombait de parler de ce dont vous pensiez qu’il ne fallait pas parler et sur quoi dans certaines limites qui se sont étendues vous êtes demeurée intraitable. Vous m’avez ainsi fait à nouveau prendre place dans le salon, vous m’avez invité à déjeuner, vous m’avez proposé de vous rencontrer dans des cafés proches de votre domicile. Vous pestiez chaque fois contre ces serveurs qui ne servaient plus de Vichy-menthe. Vous aviez toujours le sourire, sauf lorsque vous vous emportiez contre ce qui vous paraissait inacceptable, dont les limites pouvaient être très fermes sur certains sujets et totalement variables sur d’autres. Vous avez jubilé à la lecture de mon article qui pourfendait le livre de Mesnard. Vous étiez si heureuse le soir où à la Hune, au-delà de mon Partenaire invisible, nous avons célébré Maurice Blanchot, avec Derrida, avec des Forêts et beaucoup d’autres. Vous étiez heureuse d’avoir apporté ce livre à Blanchot et de regarder, chaque fois que vous alliez le voir, plus ou moins de quinzaine en quinzaine, où en était le marque-pages. Vous étiez heureuse le jour où vous m’avez dit que Blanchot vous avait dit : « Il m’en apprend sur ma famille ! » Vous avez forcé Blanchot à aller au-delà du chapitre sur les années trente et au-delà du chapitre sur Denise Rollin. Vous avez fini par ressentir du dépit à l’idée que Blanchot n’avait jamais fini de lire mon livre. Entre-temps, vous avez moins aimé le film que j’avais réalisé avec Hugo Santiago. Vous trouviez l’image indécente et n’aimiez pas que Hugo vous ait filmée. Vous détestiez que les rides de votre visage soient photographiées. Vous m’avez demandé de donner des cours particuliers à Thomas qui se présentait à l’agrégation. Vous êtes l’une des premières personnes à avoir vu mon premier fils. Vous veniez nous voir à la campagne. Vous aimiez prendre les petites routes. Vous aimiez faire de gros cadeaux aux enfants. Vous adoriez raconter votre vie. Vous avez détesté l’arrivée de l’ordinateur dans les foyers mais vous avez fini par en avoir un pour pouvoir envoyer ces mails que vous détestiez. Vous engueuliez les amis qui, lors d’une discussion ou assis dans un café, se permettaient de sortir ces téléphones portables qui figuraient pour vous le comble de l’inattention et de l’impolitesse. Vous disiez toujours plusieurs fois « au revoir » et vous vous retourniez sans cesse pour nous voir encore chaque fois que nous nous séparions dans la rue. Vous assistiez à toutes les journées d’études sur Blanchot que j’organisais à l’université. Votre franc parler était connu de tous et chacun attendait le moment où vous alliez tomber sur un nouveau venu qui ignorait qu’il ne fallait pas dire un mot, quel qu’il fût, sur les années trente et qui ignorait pourquoi il se faisait incendier à ce point. Vous avez voulu relire toutes les épreuves des deux livres d’articles de Blanchot que j’ai édités. Vous aviez été correctrice toute votre vie et votre regard était précis, et précieux. Vous racontiez comment vous vous retrouviez, vous, Robert et quelques amis, chaque soir à la sortie du travail chez Gallimard et comment vous picoliez, comment vous vous en preniez aux flics, comment Robert rentrait ivre à la maison. Vous racontiez que vous pouviez laisser les bébés dormir dans leurs lits et sortir pour boire et parler. Vous trouviez que nous étions inutilement prudents avec nos enfants. Vous vouliez faire partie du comité de soutien à Bertrand Cantat. Vous défendiez Dominique Strauss-Kahn qui était le meilleur candidat socialiste. Vous avez toujours défendu François Mitterrand qui avait sauvé Robert. Vous ne cessiez de parler politique et enfants. Vous trouviez que Blanchot était le plus grand écrivain du vingtième siècle et ajoutiez que le deuxième, c’était des Forêts. Vous aimiez raconter l’histoire du jour où Roland Barthes changea de trottoir pour venir vous dire à quel point le bœuf en daube que vous aviez préparé pour lui quelques jours plus tôt était délicieux. Vous ne vouliez presque plus quitter Paris. Vous aimiez raconter l’histoire du jour où vous avez téléphoné sur le portable de Derrida qui était au Japon et que vous avez ainsi réveillé en pleine nuit. Vous avez passé votre vie dans le sixième arrondissement. Les lettres de Blanchot montrent à quel point, si besoin était, vous avez été l’amie fidèle de tous. Vous avez vécu la guerre, l’arrivée de l’étoile jaune et c’est adolescente que vous avez demandé à la porter, en solidarité avec votre meilleure amie qui était juive. Vous avez vécu la résistance, les manifestations contre les idéologies destructrices, les défilés de 68 où Blanchot courait innocemment en criant « hop, hop, hop ». Vous vouliez, vous, si frêle, renverser le stand des éditions d’extrême droite qui s’était installé au Salon du Livre. Vous avez tenu à écrire un jour dans Le Monde : « Non, Jorge Semprun n’a pas dit la vérité ». Cet article est votre œuvre complète. Vous détestiez, non sans coquetterie, être présentée en public. Vous avez connu les plus grandes souffrances. Vous les avez surmontées avec un courage que j’admirais et qui a pu me faire peur. Un seul jour vous avez vaguement émis l’hypothèse que je pouvais vous tutoyer. Je ne m’en suis pas saisi. Vous me sembliez au-delà de tout, insaisissable et respectable dans cette mesure même. J’ai préféré continuer à vous vouvoyer. Vous, Monique.

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