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« Qui saura jamais dire, écrire ce qui se passe dans un battement ? » | Jonathan Degenève

A propos de l’essai de Ginette Michaud : Tenir au secret (Derrida, Blanchot)

Ginette Michaud aborde la question du secret en derridienne. Il est vrai, c’est un certain type de secret qu’elle interroge dans Tenir au secret qui paraît chez Galilée (Paris, 2006) : c’est celui qui se noue entre Blanchot et Derrida, justement, et ce à travers L’Instant de ma mort[1] et Demeure[2], mais également à travers une lettre de Blanchot à Derrida. A l’endroit de cette lettre, Ginette Michaud fait d’ailleurs plus qu’explorer, en en proposant une « entrelecture » (p. 12), tous ces nouages qu’il y a entre un récit et un commentaire, un commentaire et un document, un document et un témoignage. Car à l’endroit de cette lettre dans laquelle Blanchot dit à Derrida qu’il « connu[t] le bonheur d’être presque fusillé » (p. 65), celle qui chemine fait « un pas de côté » (p. 11) par rapport à celui qu’elle accompagne par ailleurs de si près, un pas de côté qui l’éloigne un peu du philosophe et qui la rapproche sinon davantage de l’écrivain du moins de l’écriture. La figure de « l’acolyte » rencontre alors celle de « l’anacoluthe » (p. 126), pour le dire avec une formule qui appartient certes à Derrida, mais que Ginette Michaud semble avoir fait sienne à ce point qu’elle s’en sert comme d’un levier pour introduire et creuser un écart. C’est un décrochage critique, si l’on veut, et il laisse la place à une distance au sein d’une proximité toujours très grande. Or, c’est dans la mesure de ce recul que se tient précisément le secret mais aussi, et peut-être surtout, l’amitié et la responsabilité. Ainsi, tout reste relié, fût-ce par le biais d’une interruption. Reste à savoir comment et pourquoi.  

 En première partie, cela ne surprendra pas, une déconstruction est entreprise. C’est qu’il y a dans le secret quelque chose qui échappe ausecret : un « il est impossible de dire » (p. 10) dont il procède, mais qu’il recouvre quand bien même il serait avoué, confessé ou publié[3]. « Comment, dès lors, présenter ce secret sans contenu et non caché, qui ne se présente pas, comment en parler sans le dire ni le dévoiler ? » (p. 20). Telle est l’aporie qui bouscule à la fois la logique, la phénoménologie et la psychanalyse. Mais cette aporie est accueillie par la littérature, ce en quoi l’aporétique du secret n’est ni utopique ni atopique. On le voit, il s’agit de penser le secret autrement. Et c’est ce geste hétéronomique que Ginette Michaud piste chez Derrida, un geste qui est double : d’une part, il entend maintenir la « toute-puissance-autre » du secret, selon l’expression d’Hélène Cixous dans Manhattan (p. 32) et, d’autre part, il s’intéresse aux effets proprement littéraires du secret. Il faut alors se rendre extrêmement attentif à des glissements de sens qui passent par « un blanc, un intervalle, une syncope » (p. 15) et qui, en un instant, ouvrent l’espace d’un battement entre le même et l’autre, la répétition et la différence, l’affirmation et la négation. Ce sont par exemple tel « s » et telle virgule dans la phrase clé de Derrida sur le secret (« Plus de secret, plus de secret », p. 25) qui ne cessent d’en faire bouger le sémantisme selon la manière dont on les accentue. 

            C’est fort peu, dira-t-on. Mais c’est ce rien qui fait toute la différence (on devrait dire la différance), et c’est à cela que tient le secret : un « accent », une « inflexion », un « clignement (Augenblick, clin d’œil) de la langue » (p. 26). Tout (se) joue donc au niveau des articulations, qu’elles soient prosodiques, syntaxiques ou même diégétiques. Car lorsque qu’un « verdict » demeure « suspendu » dans l’histoire qui nous est racontée, dit Ginette Michaud en pensant déjà à Blanchot, c’est à nouveau un battement qui se produit sur cette limite qu’il fait trembler « entre la vie et la mort » (p. 26). Avec cet instant-clignement, on peut aussi penser, de notre côté, à l’« Augenblick » qui articule en toutes lettres un suicide et une circulation à la fin du Verdict de Kafka[4]. Qui dira si Georg est encore vivant ou déjà mort à ce moment-là ? A ce moment-là, qui parle et d’où voyons-nous ? A ce moment-là, enfin, le couperet du destin est-il réellement tombé ? L’idée défendue est la suivante : ce moment-là de « duplicité » (p. 27) où nous sommes « à même la limite » (p. 35), n’est autre que celui du secret. Et que Kafka ait, pour sa part, pensé secrètement à une forte éjaculation en le consignant, voilà ce qui confirme sans peine l’hypothèse. Non pas tant parce que l’on en revient à un contenu caché qui, en l’occurrence, nous a été révélé par Brod[5]. Ce qui importe, en effet, c’est que cette révélation n’arrête pas le battement. Bien plutôt, elle le relance infiniment. « Unendlicher » dit d’ailleurs encore littéralement le texte pour qualifier ce trafic qui est aussi, en une œillade, le va-et-vient d’un coït : « Verkehr ». Il se peut encore, mais cela n’est un secret pour plus personne, que Kafka s’amuse, se moque, ou bien encore qu’il prenne un malin plaisir à nous laisser songeur en déplaçant violemment son propos pour conclure. On y reviendra.         

            Tenir au secret, c’est par conséquent s’en tenir à cette fragile ligne de crête où ce qui est clair, c’est qu’il n’y plus de distinct, mais un glissé, un bougé, un tremblé permanent des catégories les mieux établies. Autrement dit, il y a de l’indécelable parce qu’il y a de l’indécidable. En seconde partie, Ginette Michaud forge alors la notion de fictualité pour rendre compte de ce qui excède l’« oppositio[n] fondatric[e] » (p. 60) qui concerne directement son corpus : soit celle qui pose des cloisons étanches entre le fait et la fiction. Est fictuel, en ce cas, cet « équilibre vertigineux » (p. 60) que réalise L’Instant de ma mort entre la factualité d’un événement (Quain, 1944, Blanchot est mis en joue) et un dispositif fictif (une triple instanciation du discours) qui nous interdit de franchir trop rapidement les seuils qui séparent l’auteur du narrateur et le narrateur du personnage s’agissant de ce qui est arrivé sans arriver tout à fait : être presque fusillé, on s’en souvient. Ces seuils interdits, sur lesquels le secret se tient et auxquels il nous tient, Derrida les franchit pourtant à plusieurs reprises dans Demeure. C’est notamment le cas lorsqu’il convoque la lettre dont nous parlions tout à l’heure au titre de « témoignage supposé non littéraire et non fictif » (p. 66). A ce moment-là, « il s’emmêle lui aussi dans les mailles du filet qu’il est si habile à entre-tisser et à désenchevêtrer » (p. 64). Pourquoi ? Parce que cette « lettre viendrait d’une part, attester de l’extérieur la réalité de l’événement survenu, d’autre part, confirmer le statut de fiction de L’Instant de ma mort, en la mettant à sa place, en lieu sûr » (p. 67). Or, rien de moins assuré que cette sûreté. Et Derrida en a d’ailleurs parfaitement conscience puisque c’est précisément tout le propos de son Demeure. Il aura donc suffit d’un « instant », dit Ginette Michaud, pour qu’il cède à la tentation de croire à ceci : qu’une lettre est plus « vraie », qu’elle – ou qu’il – peut témoigner pour le témoin et, partant, qu’il est possible de « disculper Blanchot de toute accusation de faux » même lorsque ce dernier se trompe dans les dates (pp. 64, 71 et 74). Or une lettre, et c’est là l’argument, reste toujours « hantée » (p. 83) par ces zones d’indiscernabilité que déploie la littérature, par son secret, par sa capacité à faire fictionner le factuel selon des dispositifs qui font battre une sémantique que l’on dira positive (celle qui clarifie dans l’exacte mesure où elle distingue). Et, de fait, il n’est qu’à observer le « presque » souligné plus haut : tout (se) joue là, à commencer par le secret d’une articulation entre ce qui est arrivé et ce qui n’est pas tout à fait arrivé.

            Remarquant très justement que Derrida recite cette lettre dans Chaque fois unique, la fin du monde[6], quoique plus longuement et en la modifiant quelque peu, Ginette Michaud ajoute en un post-scriptum que Blanchot fait là encore rejouer l’articulation entre ce qui n’est pas tout à fait arrivé (la quasi-exécution) et ce qui est arrivé (la conquête de l’espace) : « 20 juillet [1994], il y a cinquante ans je connus le bonheur d’être presque fusillé. Il y a vingt-cinq ans, nous mettions nos pas sur la lune » (p. 115). Décidément, donc, Blanchot a le goût de ces relations nous troublent parce qu’elles relient (et relatent) tout en interrompant le fil d’une continuité trop facile. Ce serait cela le « devenir à partir d’interruption » propre à l’être, si l’on peut encore parler ainsi, de l’écriture et de l’écrivain que Blanchot repère lui-même chez Derrida et chez Kafka[7]. Mais par quel biais, en ce cas précis ? L’anacoluthe, propose Ginette Michaud, une anacoluthe qui nous donne à méditer un rapport, certes, mais un rapport qui s’effectue à partir d’une asymétrie, d’une disproportion, voire d’une radicale hétérogénéité des termes qui sont pourtant bel et bien mis en regard, ne serait qu’à cause d’un même présentatif qui revient ici et là (« il y a »). Et c’est cela qui fabrique du secret puisque l’on peut se demander pendant longtemps ce que tel homme conquérant a à voir avec tel homme quasiment exécuté. Un saut dans l’au-delà ? Qui sait ? D’autant que Blanchot se trompe à nouveau dans les dates. En effet, devant 600 millions de téléspectateurs, Armstrong alunit bien en 1969… mais un 21 juillet et non un 20 juillet. Quoi qu’il en soit, et quelle que soit la « version » (p. 119) de cette lettre (qu’on espère pouvoir un jour lire en entier), il reste que sa littérarité ne doit pas être occultée. L’essentiel est ici. Car c’est par ce rappel, on l’a compris, que cet acolyte qu’est Ginette Michaud fait un pas de côté par rapport à Derrida. Et c’est par ce rappel encore qu’elle tient elle-même au secret. Cette lettre, comme ce récit dont elle est en quelque sorte « la traduction télégraphique » (p. 84), n’attestent pas ; ils sont plutôt ce qui testent littérairement les limites fictuelles du témoignage. Ils prouvent par là, s’ils prouvent bien quelque chose, qu’il demeure jusque dans l’aveu une part d’inavouable. C’est cette part qui engage l’amitié et la responsabilité de l’exégète, aussi fidèle qu’il soit, et c’est là-dessus que Ginette Michaud termine. Oui, comme le disait Celan, « personne / ne témoigne pour le / témoin » (« Niemand / zeugt für den  / Zeugen », p. 56). Ces vers énoncent, n’ayons pas peur du mot, une vérité : celle de la part de secret qu’il y a dans tout écrit ou dans tout dit testimonial, une part à laquelle il nous faut tenir coûte que coûte. De sorte que c’est à l’exigence la plus haute que cet essai nous rappelle. Et c’est à cette lumière que nous pouvons lire et relire cette réflexion dont nous venons de retracer ici les grandes lignes.    

            A notre tour, ajoutons néanmoins ceci : comme pour Kafka, il entre aussi dans cette part qui nous occupe sinon de l’ironie du moins de l’humour. Mais cela n’enlève rien au secret, ni du côté de la vérité ni du côté de l’exigence. C’est seulement une dimension supplémentaire. Est-il besoin de préciser qu’elle est proprement littéraire ? C’est un humour lunaire, aurait-on presque envie de dire s’agissant de Blanchot, c’est-à-dire distrait, léger et rêveur. Car le parallèle avec Armstrong a beau s’inscrire dans un contexte grave et se doter de conséquences lourdes, il est aussi un coq-à-l’âne qui fait sourire. Si l’humour de Kafka n’est plus un secret, il faudrait pareillement que celui Blanchot n’en soit plus un pour personne. Cependant, il n’est pas sûr que le sien soit fait exprès. Mais cela, qui le dira ? « Qui saura jamais dire, écrire ce qui se passe dans [ce] battement »-là[8] selon lequel l’épistolier emboîte le pas de l’astronaute comme en se jouant de l’incommensurabilité de leurs bords respectifs : « nous mettions nos pas… ».

            Disons-le tout net : le dossier que rouvre Tenir au secret est sensible. Il convient donc de dire maintenant un mot de ce que Ginette Michaud nomme elle-même sa « ligne de lecture » (p. 64, note 1). En effet, qu’est-ce qui est visé au-delà du rappel, et c’est déjà beaucoup, que nous évoquions il y a un instant ? Et avec quelles intentions ? Ginette Michaud s’en explique : il ne s’agit évidemment pas d’accuser qui que ce soit de contradiction interne (Derrida) ou de falsification (Blanchot), mais il s’agit simplement, si l’on peut dire, de toucher au secret tout en le laissant intact, et ce en réaffirmant qu’un phénomène de brouillage opère partout et tout le temps. Il ne s’agit donc pas de « prendre en défaut » Derrida, mais il s’agit de « déplier jusqu’au bout sa logique » ou, plutôt, de « voir comment la logique du récit de Blanchot, son événementialité si singulière affectent aussi le commentaire du lecteur le plus vigilant, à son insu même, en brouillant des deux côtés à la fois les rapports de la vérité et du mensonge, du réel et de la fiction, de l’effectif et du virtuel » (p. 83). Où que l’on se place, il y aurait ainsi une sorte de contagion fictualisante. Et la tâche que se donne Ginette Michaud consiste à en mesurer à la fois l’étendue et la profondeur, après avoir inventé le concept adéquat. 

            Seulement, il est à craindre que ce concept ou, si l’on préfère, que cette notion de fictualité ait une portée qui dépasse de loin sa valeur d’usage et son éthique. Le risque, en d’autres termes, est que cela serve d’aliment à celui qui doute, pour ne rien dire du détracteur. Car il n’en faut guère plus pour que l’on en revienne une fois de plus à ceci : alors Blanchot a-t-il été, oui ou non, braqué par des armes ? résistant ? presque fusillé ? Tel est le problème que soulève le secret sitôt qu’on le voit à l’œuvre au cœur de ce partage apparemment évident entre le fait et la fiction[9]. Or, il n’y a pas d’évidence plus trompeuse, et Ginette Michaud le sait bien. Est-il alors vraiment nécessaire de tenir tout de même à cette frontière-là qui n’a peut-être d’autre consistance que celle qu’on lui prête pour analyser un phénomène de brouillage ? Il n’est donc peut-être pas inutile de revoir cette délimitation première. Car il se peut qu’elle soit effectivement fondatrice (tout repose sur elle) sans être pour autant fondamentale : on peut sinon s’en passer du moins la faire passer ailleurs. Autrement dit, il y a bien un cœur, et ce cœur est battant, mais il n’est pas tout à fait sûr qu’il soit logé au bon endroit. Avec cette suggestion que nous allons tenter d’étayer brièvement, nous aimerions faire une remarque en marge du travail de Ginette Michaud. Bien entendu, cela ne résoudra rien car celui qui doute peut douter de tout : c’est là son droit le plus strict, et c’est même sa raison. Mais qu’il soupçonne alors avec la même rigueur les passions qui l’animent, d’autant qu’il est, au fond, le seul à pouvoir en juger.   

            Souvenons-nous de Bakhtine. Que l’on se jette sur un bout de papier pour raconter ce qui vient de nous arriver, dit-il à peu près, et l’on verra alors apparaître sous notre plume ce curieux dispositif propre à la fiction – romanesque, ajouterait-il – selon lequel il y a soudainement non coïncidence identitaire et spatio-temporelle entre l’auteur et le narrateur et, parfois, entre le narrateur et le personnage. Vouloir s’y soustraire, poursuit-il, ce serait comme vouloir « se suspendre soi-même par les cheveux ! »[10]. Dès lors, si par fiction l’on entend ce dispositif polyphonique et dialogique si cher à Bakhtine, force est de constater qu’il fait corps avec le fait sitôt que l’on entreprend de le raconter. Mais, et tout le problème est là, ce n’est plus un fait, c’est un événement, aussi infime ou minime soit-il. Et c’est bien de cela dont il est question : l’« événementialité si singulière » de L’Instant de ma mort. Cette événementialité est, elle, tout sauf infime ou minime. Car qui niera qu’être presque fusillé pendant la guerre, cela a marqué Blanchot pour le reste de ces jours ? Mais pourquoi ? Parce qu’il y a là quelque chose de paradoxal, mais aussi, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, parce qu’il y a là quelque chose de commun. Il n’est qu’à prendre la peine de filer le motif de l’expérience inéprouvée dans son œuvre pour s’en convaincre[11]. Qu’est-ce qui change du fait à l’événement ? Ceci : l’événement, que nous entendrons très simplement comme ce qui advient et qui importe, n’existe que dans le cadre du récit, et précisément parce que le récit fournit un cadre qui retient ceci plutôt que cela du fourmillement ou de la platitude du factuel. Aussi, l’événement peut bien avoir une factualité identifiable, situable, datable, etc., il reste que l’intervention du récit, sans laquelle il n’existerait pas, nous oblige à poser le problème autrement. Non pas fait et fiction, mais advenue et importance de ce qui n’est n’arrivé en tant que tel (un événement) qu’à partir du moment, du dispositif, des voix, des points de vue, des dialogues, des espaces et des temps instaurés par la narration. Ceci ne confie pas pour autant un pouvoir suprême aux mains de la narratologie ou du narratologue. Bien plutôt, il s’agit de prendre par là toute la mesure de cet acte pour le coup fondamental qui consiste à raconter une histoire. Cet acte, indissociable d’une forme narrative polyphonique et dialogique, nous croyons qu’il est de même nature que celui que Deleuze voit au fondement de la philosophie, de la science et de l’art. Car quels que soient les moyens, dit-il, « il s’agit toujours de vaincre le chaos par un plan sécant qui le traverse »[12]. Contre la pure instabilité ou la pure fixité du factuel, qui tantôt fourmille tantôt se résume platement à sa répertoriabilité, ce que Deleuze nommerait pour sa part la doxa et ce qui est, en un sens, l’autre ennemi à vaincre, contre tout cela donc, c’est-à-dire aussi à même cela, on (se) raconte des histoires, on (se) donne des cadres, partout et tout le temps. Et c’est ce qui fait et ce dont se fait l’événement. C’est assez affirmer le caractère existentiel, vital et biographique du récit, mais son caractère poétique tout aussi bien. Ainsi, le phénomène de brouillage qui affecte les instances du discours, les espaces et les temps et qui fabrique cette duplicité bientôt suspecte, ce n’est pas une exception (blanchotienne). Au contraire, ce serait plutôt la règle en la matière. 

            Seulement, et comme souvent, Blanchot donne une visibilité à des mécanismes que d’autres s’ingénient à naturaliser en les coulant dans ce fameux suivi du récit, par exemple, un suivi rien moins que mythique qui a été parfaitement épinglé par Barthes[13]. De là qu’une modalisation comme « Je sais – le sais-je »[14] casse cette cursivité et, ce faisant, mette au jour la foncière ambiguïté qui est impliquée par le récit. Cette ambiguïté va contre le savoir positif, elle va contre ce que le récit n’a jamais que de mythiquement naturel, et elle va contre la doxa. Dès lors, de deux choses l’une : ou bien il y a du secret dès l’instant où il y a du récit (soit tout le temps), ou bien c’est cet instant lui-même qui est secret puisque, d’une certaine façon, il y a toujours-déjà du récit sitôt que l’on parle d’événements et non de faits. C’est ce toujours-déjà qui vient faire vaciller sur ses bases la succession suivante : il m’arrive ceci ou cela, et puis je le raconte. Non, je me suis toujours-déjà raconté une histoire, sans quoi il ne m’arrive rien. De là, pour Beckett, que le récit soit finalement aussi incontournable que dérisoire : on ne vit pas sans récit, mais une vie ne tient donc qu’à un récit. Et cela, c’est aussi « le principe de la publicité », dit-il dans Molloy[15]. C’est là une autre drôlerie, propre à Beckett cette fois-ci.      

            Mais alors, en quoi l’événementialité de L’Instant de ma mort est-elle si singulière ? La particularité, et c’est ici que nous retrouvons ce à quoi Ginette Michaud tient, est que Blanchot ne cesse d’opérer de subtils déplacements tant du côté de l’advenue de l’événement que de celui de son importance. Or ces subtils déplacements vont tous dans le sens d’un décollement dans et de ces deux faces de l’événement : son advenue dans le monde, son importance pour un sujet[16]. Mais, répétons-le, cela s’effectue dans le cadre du récit, ce cadre fût-il réduit aux dimensions d’une traduction télégraphique (la lettre à Derrida).

            Déjà, il ne faut pas l’oublier, ce qui est advenu a été corroboré par l’enquête menée par Christophe Bident dans son Partenaire invisible[17]. N’oublions pas également que Blanchot a 87 ans lorsqu’il se souvient, en privé ou publiquement. Il est tout de même assez facile d’imaginer que sa mémoire lui joue des tours. Ou alors, mais c’est sûrement étroitement lié, cette dernière s’accorde à un ordre plus intime. Est-ce un si grand mystère que ce qui nous a marqué ne s’encombre pas forcément d’une chronologie et d’une topologie sourcilleuses ? Mais surtout, de ce qui est advenu par le passé, c’est ce qui est susceptible de venir au présent qui compte pour Blanchot. Ainsi, dans le récit, le « sentiment », la « légèreté » et la « mort » viennent dans la mise à et en demeure d’une « instance »[18]. Cela passe par une locution adverbiale qui a déjà été abondamment glosée : « désormais toujours ». N’y insistons pas. Notons seulement que c’est encore autour d’un adverbe (« presque ») que tout s’articule dans la lettre. Et c’est un même effet qui est recherché : décoller l’advenue (passée) de l’événement de sa venue (présente) en donnant du jeu à l’aspectualité d’un procès. En effet, « être presque fusillé », est-ce un accompli qui nous présente une action terminée ou un inaccompli qui nous présente un état qui dure encore ? 

            S’agissant de l’importance de cet événement, on pourrait dire que ce qui importe, chez Blanchot, c’est ce qui nous emporte de soi à l’autre. D’où, dans la lettre, cet étrange décollé (voire ce décollage) qui nous lance sans crier garde d’un pied dans la tombe à un pas sur la lune. Et d’où, dans le récit, cette « compassion »[19] de l’être-presque-fusillé envers tous ceux qui n’ont pas connu le même bonheur que lui. C’est une compassion envers ces « jeunes gens », par exemple, qui ont été injustement abattus à cause de leur condition (leur tort, c’est leur « jeunesse » et leur classe sociale), mais c’est également une compassion, peut-être christique, envers l’« humanité souffrante »[20].  

            Enfin, de l’advenue à l’importance de l’événement, il y a ceci qui remet tout en question : un sujet à qui ce qui advient importe dans la mesure où il n’est plus (de ce monde). Cette mesure, c’est sans doute celle de l’expérience inéprouvée. C’est une mesure qui ne se mesure pas elle-même, mais à laquelle se mesurent, en ceci qu’ils s’y affrontent, l’événement entendu en un sens fort[21], ainsi que son récit et son secret. 


[1] Fata Morgana, Montpellier, 1994, rééd. Gallimard, Paris, 2002. 

[2] Galilée, Paris, 1998. 

[3] Nous paraphrasons ici la définition que donne Jean-Luc Nancy de la déconstruction : « Déconstruire signifie démonter, désassembler, donner du jeu à l’assemblage pour laisser jouer entre les pièces de cet assemblage une possibilité d’où il procède mais que, en tant qu’assemblage, il recouvre », La Déclosion (Déconstruction du christianisme 1), Galilée, Paris, 2005, p. 215. 

[4] « A cet instant [In diesem Augenblick], il y avait sur le pont un trafic [Verkehr] pour ainsi dire ininterrompu [Unendlicher]», Kafka, Le Verdict (1916), in Le Verdict et autres récits, Le Livre de Poche, éd. bilingue « Les Langues Modernes », Paris, 1990, trad. par Brigitte Vergne et Gérard Rudent, p. 129. 

[5] « Il [Kafka] me dit en effet un jour, à brûle-pourpoint autant qu’il m’en souvient : “Sais-tu ce que signifie la phrase finale ? J’ai pensé en l’écrivant à une forte éjaculation” », Brod, Franz Kafka (1937), Gallimard, Paris, 1945, coll. « Folio-Essais », 1991, trad. par Hélène Zylberberg, p. 175. 

[6] Galilée, Paris, 2003. 

[7] Pour ces références, dont on regrette qu’elles n’aient pas été mobilisées par Ginette Michaud, voir : L’Entretien infini, Gallimard, Paris, 1969, p. 389 ; Après coup précédé par Le Ressassement éternel, Minuit, Paris, 1983, p. 86 ; L’Amitié, Gallimard, Paris, 1971, p. 318.    

[8] Nous reprenons ici à notre compte ce qui nous a paru être la phrase clé de Ginette Michaud sur le secret (Tenir au secretop. cit., p. 15).  

[9] « Entre fait et fiction, le fictuel » : c’est un sous-titre de Ginette Michaud (Tenir au secretop. cit., p. 60). 

[10] « Si je narre (ou relate par écrit) un événement qui vient de m’arriver, je me trouve déjà, comme narrateur (ou écrivain), hors du temps et de l’espace où l’épisode a eu lieu. L’identité absolue de mon “moi”, avec le “moi” dont je parle est aussi impossible que de se suspendre soi-même par les cheveux ! Si véridique, si réaliste que soit le monde représenté, il ne peut jamais être identique, d’un point de vue spatio-temporel, au monde réel, représentant, celui où se trouve l’auteur qui a créé cette image », Esthétique et théorie du roman (1975), Gallimard, Paris, 1978, coll. « Tel », 1987, trad. par Daria Olivier, p. 396.  

[11] Sans prétendre à l’exhaustivité, en voici un bref repérage. A propos de l’expérience de Bataille : « Nous en parlons comme d’une expérience et pourtant nous ne pourrons jamais dire que nous l’avons éprouvée » (L’Entretien infiniop. cit., p. 311). A propos de l’expérience artistique : « Le mot expérience est ici le plus important, entendu comme ce qui échappe à la réalité de ce qui est éprouvé » (L’Amitiéop. cit., p. 58). A propos de l’expérience extatique : « Son trait décisif, c’est que celui qui l’éprouve n’est plus là quand il l’éprouve, n’est donc plus là pour l’éprouver » (La Communauté inavouable, Minuit, Paris, 1983, p. 37). A propos de l’expérience scripturale enfin : « Celui qui ne sait plus écrire, qui renonce au don qu’il a reçu, dont le langage ne se laisse pas reconnaître, est plus proche de l’expérience inéprouvée, l’absence du “propre” qui, même sans être, donne lieu à l’avènement » (L’Écriture du désastre, Gallimard, Paris, 1980, p. 154).

[12] Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 191.

[13] « [C]e qui se cache derrière cette condamnation du discontinu, c’est évidemment le mythe de la Vie même : le Livre doit couler, parce qu’au fond, en dépit des siècles d’intellectualisme, la critique veut que la littérature soit toujours une activité spontanée, gracieuse, octroyée par un dieu, une muse, et si la muse ou le dieu sont un peu réticents, il faut au moins “cacher son travail” », Essais Critiques (1964), in Œuvres complètes, éd. revue, corrigée et présentée par Eric Marty, Seuil, Paris, 2002, t. II, p. 432.  

[14] Blanchot, L’Instant de ma mortop. cit., p. 11. 

[15] « Mais il est inutile d’insister sur cette période de ma vie [l’épisode avec Lousse]. A force d’appeler ça ma vie je vais finir par y croire. C’est le principe de la publicité. Cette période de ma vie. Elle me fait penser, quand j’y pense, à de l’air dans une conduite d’eau », Minuit, Paris, 1951, p. 89.  

[16] Les historiens influencés par Collingwood parlent, eux, de « dehors » et de « dedans » d’un événement. Sur cette dichotomie et le débat épistémologique qu’elle suscite, on se reportera avec profit au chapitre de Ricœur  dans Du Texte à l’Action qui s’intitule « Expliquer et comprendre » (Seuil, Paris, 1986, pp. 160 à 182). Signalons au passage que c’est justement la dimension narrative de l’histoire que Ricœur entend réhabiliter.       

[17] Champ Vallon, Seyssel, 1998. 

[18] « Seul demeure le sentiment de légèreté qui est la mort même ou, pour le dire plus précisément, l’instant de ma mort désormais toujours en instance », Blanchot, L’Instant de ma mort, op. cit., p. 18. 

[19] Ibid., p. 11. 

[20] Ibid., pp. 11 et 13. 

[21] L’événement doit s’entendre ici [dans une perspective heideggerienne ou « événementiale »] en son sens rigoureux, non point comme le fait intra-mondain, mais comme ce qui, en reconfigurant toutes mes possibilités essentielles, ouvre un monde par-delà tout projet. Si l’expérience est dès lors pensée radicalement comme traversée et ce risque où je suis en jeu moi-même, au risque de me perdre, il n’y a alors d’expérience au sens propre que de l’événement », Claude Romano, L’Evénement et le monde, P.U.F., Paris, 1999, p. 196.

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