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Levinas, Blanchot : une proximité distante | Thomas Regnier

(Une version initiale de cet article a paru dans le dossier du Magazine littéraire consacré, en avril 2003, à Emmanuel Levinas)

Souvenirs d’une rencontre en 1923 alors que Levinas débute des études de philosophie à Strasbourg. Levinas, interrogé  en 1987 par François Poirié, évoque ainsi le jeune Blanchot : « Je ne peux pas le décrire. J’ai eu d’emblée l’impression d’une grande intelligence, d’une pensée se donnant comme une aristocratie, très éloigné de moi à cette époque-là, il était monarchiste, mais nous eûmes très vite accès l’un à l’autre (1). » Dans une lettre à la rédaction d’Exercices de la patience datée du 11 février 1980, Blanchot commentait lui aussi ce moment : « Je voudrais dire, sans emphase, que la rencontre d’Emmanuel Levinas, alors que j’étais étudiant à L’Université de Strasbourg, a été cette rencontre heureuse qui éclaire une vie dans ce qu’elle a de plus sombre (2). »

En 1976, Levinas publiait Noms propres, recueil portant sur un ensemble assez divers de figures de penseurs, de Kierkegaard à Derrida en passant par Proust, Buber et Celan. Un an auparavant cependant, il avait réuni dans un recueil à part, Sur Maurice Blanchot, une série de quatre textes portant sur l’œuvre et la pensée de son ami. En 1993, soit quelque dix ans avant sa mort intervenue en février dernier, Maurice Blanchot évoquait de son côté, dans Pour l’Amitié, quelques figures d’amis intimes, de Dionys Mascolo à Robert Antelme et de Maurice Nadeau à Claude Roy. C’est cependant à Emmanuel Levinas, à cette amitié inaugurale, qu’il réservait les derniers mots de son court texte. « Autrui » que Blanchot, dans L’Entretien infini, tenait pour indissociable d’Antelme et de son livre, L’Espèce humaine, se voyait relié alors à une amitié plus ancienne, celle d’Emmanuel Levinas, « le seul ami – ah, ami lointain – que je tutoie et qui me tutoie ; cela est arrivé, non parce que nous étions jeunes, mais par une décision délibérée, un pacte auquel j’espère ne jamais manquer (3). »

Le tutoiement, dirait-on, viendrait confirmer comme une preuve, un signe indubitable, le caractère exceptionnel d’une amitié. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Ce n’est pas la spontanéité, mais « une décision délibérée », qui fait que deux individus appelés à devenir amis s’affranchissent de la règle du « vous » pour affirmer, à titre d’exception – toujours plus ou moins transgressive par rapport aux normes, aux convenances sociales -, la nécessité d’un « tu ». Un peu plus haut, dans des lignes qui précèdent immédiatement l’invocation finale, Blanchot opposait la philia grecque, où l’un et l’autre conversent sur un pied d’égalité, à la « découverte d’Autrui en tant que responsable de lui, reconnaissance de sa pré-excellence, éveil et dégrisement par cet Autrui qui ne me laisse jamais tranquille (…) (4) ».  Ce n’est pas, autrement dit, un esprit de familiarité, mais la passion de l’exigence, qui impose ici la difficile simplicité du tutoiement.

Quoi de commun entre Levinas et Blanchot considérés non plus tant sur le plan de l’amitié que sur celui de la pensée (pour peu qu’amitié et pensée soient distinctes et dissociables) ? On ne peut qu’énumérer dans un premier temps les points de divergences. Quand Levinas pense l’Autre, Autrui, Blanchot pense quant à lui le neutre. Quand Levinas développe la notion de visage, mettant l’accent sur la relation toujours inédite de vis-à-vis qu’est la relation à Autrui, Blanchot évoque pour sa part  le ressassement de la voix narrative, de même que le « il », cet « immense je sans figure » où l’on reconnaît tour à tour la proximité de Kafka (le K. du Château) et d’Antelme (le déporté dépossédé de son visage comme de sa figure, en deçà par conséquent de la personne sociale).

Levinas et Blanchot se séparent sur deux choses essentielles. L’un est philosophe, appartient à la philosophie de la même manière qu’il en a le langage ; l’autre développe une pensée en marge voire aux confins de la philosophie. L’un se confie à la parole, à sa rigueur comme à sa simplicité ; l’autre, écrivain plutôt que philosophe, à l’instar de Georges Bataille, s’intéresse avant tout à l’obscurité de cette « parole d’écriture » dont il fait la théorie au début de L’Entretien infini. Que dire ici de cette opposition entre parole et écriture, sinon qu’elle recoupe une opposition plus générale, celle de la philosophie et de la littérature ? L’affinité que le discours philosophique (logos) entretient avec la parole n’aurait d’égale, en effet, que sa méfiance séculaire vis-à-vis de l’écriture. Méfiance native qui remonterait aux origines de la philosophie, notamment aux Lettres de Platon, la lettre II et la lettre VII en particulier, où l’écriture livresque est assimilée à une « indigne divulgation », celle d’un savoir réservé aux initiés. Si, comme l’observe Blanchot dans L’Entretien infini, la littérature, au rebours de la philosophie, a partie liée à « l’obscur », ce n’est pas tant en raison d’éventuels thèmes de prédilection (le mal, la folie, la mort…) qu’en vertu d’un singulier « désœuvrement » : mouvement dans lequel Blanchot observe comme une répugnance secrète et farouche à la progression dialectique. 

Entre Levinas et Blanchot il y a aussi, last but not least, tout ce qui sépare une philosophie qui n’a pas éliminé la croyance d’une pensée qui s’est toujours voulu rigoureusement athée. Dans la prolongation de sa réflexion sur Totalité et Infini de Levinas, Blanchot cherche à définir un rapport de troisième genre qui ne soit ni un rapport dialectique ni un rapport de fusion mystique, mais « le rapport de l’homme à l’homme, quand il n’y a plus la proposition d’un Dieu, ni la médiation d’un monde, ni la consistance d’une nature (5). » Déjà dans L’Espace littéraire, le commentaire de Maître et serviteur de Tolstoï renseignait le lecteur sur cette volonté de ne plus faire fond sur aucune croyance. Une démarche restée assez largement incomprise (d’où peut-être la réputation de Blanchot comme penseur nihiliste ?) mais sur le sens de laquelle pourtant Lacan ne s’était pas trompé, n’hésitant pas, dans un de ses séminaires en 1962, à évoquer, en Blanchot, un homme qui avait été « plus loin que quiconque présent ou passé dans la réalisation du fantasme (6). »         

Maurice Blanchot a dit quelques mots sur les rapports de ces activités sœurs que sont la philosophie et la littérature. De l’une à l’autre, il y a le même rapport de proximité distante qui sépare et unit une activité diurne et une activité nocturne. « Il faut se lever tôt pour [philosopher], il faut veiller d’une vigilance qui surveille la nuit et même ne se laisse pas fasciner par l’autre nuit (7). », écrit Blanchot à propos de Levinas. Un autre texte paru quelques mois auparavant, toujours sur Levinas, disait encore ceci : « La philosophie serait notre compagne à jamais, de jour, de nuit, fût-ce en perdant son nom, devenant littérature, savoir, non-savoir, ou s’absentant, notre amie clandestine dont nous respections – aimions – ce qui ne nous permettait pas d’être liés à elle, tout en pressentant qu’il n’y avait rien d’éveillé en nous, de vigilant jusque dans le sommeil, qui ne fût dû à son amitié difficile (8). »  

Parler de la proximité de Levinas et de Blanchot, en dépit de tout ce qui peut les distinguer, cela revient à remonter de l’apparence du discours au geste plus secret, moins dicible, de la pensée. Le geste de la pensée entendu comme ce qu’une pensée accomplit, pas toujours dans une entière conscience de ce qu’elle fait, et dans lequel il faut sans doute voir son acte véritable ou sa vraie signification. Ce qui compte ici, ce n’est pas une éventuelle analogie de discours qui serait l’effet de lectures croisées, c’est la rencontre de deux pensées, insituable en toute rigueur dans l’espace et la chronologie de l’écriture des textes.

Comment caractériser cette rencontre ? Il faut rappeler ici l’importance qu’a représentée, pour Levinas comme pour Blanchot, la phénoménologie de Husserl et de Heidegger. La phénoménologie, du moins dans la première moitié du vingtième siècle, fut la clé de la modernité philosophique. Donner à la philosophie un nouveau commencement, refonder la philosophie en vérité, remonter à ce qui serait la « philosophie première » par-delà toute idée d’origine historique, voilà la tâche que s’assignait alors la pensée. Dans ce contexte, Levinas fut un peu à Husserl ce que Blanchot fut à Heidegger : un disciple à ce point proche de la pensée du maître qu’il en vint insensiblement à trouver la voie du dépassement.

Rien de plus significatif, ici, que la redéfinition à laquelle Levinas, dans Totalité et Infini, soumet les mots d’ontologie et de métaphysique. A l’ontologie placée du côté de la « théorie », laquelle se voit définie comme « intelligence des êtres », Levinas oppose la métaphysique, entendue comme « l’éthique qui accomplit l’essence critique du savoir (9). » La pensée de Levinas, parlant de la « scission ontologique en Même et en Autre (10) », rejoint celle de Blanchot qui, dans L’Entretien infini, part de l’hypothèse selon laquelle on en aurait fini avec la dialectique comme avec l’ontologie. A Levinas d’affirmer alors, dans un acte philosophique qu’il partage pleinement avec Blanchot, le primat de la métaphysique par rapport à l’ontologie, de l’éthique par rapport à la liberté, comme de l’infini par rapport à la totalité.

Sur cette notion d’infini dont Levinas a beaucoup parlé (on songe notamment à l’article « Infini » de l’Encyclopedia Universalis), on mesure la proximité entre l’Autrui de Levinas et le neutre de Blanchot : ce neutre que Levinas évoqua une fois comme « exaspération d’altérité ». La philosophie de Levinas et l’écriture de Blanchot se rejoindraient in fine dans une certaine critique du mode de penser philosophique. « La signification que Blanchot prête à la littérature, écrit Levinas, met en question la superbe du discours philosophique – ce discours englobant – capable de tout dire jusqu’à son propre échec. » Et plus loin : « (…) la tendance à englober est philosophique et ramènerait « l’espace littéraire » dans l’espace du monde. Il est impossible d’annexer au monde ce tiers exclu dont la littérature serait la modulation inouïe. Elle est absolument à part (11). »

Si ce que Levinas dit du « désir métaphysique » dans Totalité et Infini se rapproche de certains développements de Ferdinand Alquié dans Le Désir d’éternité à propos du « pur amour », c’est cependant à certaines pages de L’Espace littéraire que l’on pense en priorité. Loin de pouvoir « anticiper le désirable », le désir va vers lui « comme on va à la mort ». Le désir a lieu « sans qu’il soit possible d’esquisser aucune caresse connue, ni inventer aucune caresse nouvelle. » « Mourir pour l’invisible, écrit Levinas – voilà la métaphysique (13). »  Il est difficile de lire ces lignes où Levinas affirme l’incommensurabilité de l’éthique et de la morale, sans penser aux pages de Blanchot sur l’exil, dans la section de L’Espace littéraire intitulée « La littérature et l’expérience originelle », comme à celles, déjà évoquées, sur Maître et serviteur de Tolstoï.

(1) François Poirié, Emmanuel Levinas. Qui êtes-vous ?, La Manufacture, 1987, p. 71.

(2) Exercices de la patience, Levinas, Obsidiane, 1980, p. 67.

(3) Maurice Blanchot, Pour l’Amitié, Fourbis, 1993, p. 16.

(4) Ibidem.

5) Blanchot, L’Entretien infini, Gallimard, 1969, p. 97.

(6) Cité in Michel Boisseyroux, « Maurice Blanchot, passeur du pire » in Figures du pire, Presses Universitaires du Mirail, 2000, p. 135.

(7) Exercices de la patience, op. cit., p. 67. 

(8) Textes pour Emmanuel Levinas (collectif), Jean-Michel Place éditeur, 1980, p. 80.

(9) Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, Kluwer Academic, Le Livre de poche, p. 33.

(10) Ibidem, p. 342.

(11) Emmanuel Levinas, Sur Maurice Blanchot, Fata Morgana, 1975, p. 47.

(12) Totalité et Infini, op. cit., pp. 22-23.

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