Version longue d’un texte publié initialement dans Le Magazine Littéraire (octobre 2003).
L’écriture, dit Blanchot, cela se passait « la nuit ».[1] A côté, il y a donc eu le jour, avec sa folie, et ce que Blanchot a pu appeler les actes du jour, c’est-à-dire « les paroles quotidiennes, l’écriture quotidienne, des affirmations, des valeurs, des habitudes, rien qui comptât et pourtant quelque chose qu’il fallait confusément appeler la vie. »
Toujours est-il que cette vie journalière, journalistique, a joué un rôle essentiel dans la pensée de l’écrivain, ne serait-ce sous la forme d’un engagement politique dont au cours des années le sens a évolué, mais dont la nécessité relevait, disait-il, d’ « une certaine passion ».
Passion qui n’a pas tardé pour se déclarer. En effet, dès 1931, à l’âge de 24 ans, on trouve Blanchot journaliste : d’abord dans diverses revues politiques ou littéraires de la Jeune Droite non-conformiste, dont on connaît les titres : La revue universelle, Réaction, La revue française, La revue du XXe siècle ; ensuite au Journal des débats, grand journal conservateur du soir en perte d’influence, porte-parole du Comité des Forges et des 200 familles, où il deviendra vite éditorialiste, bientôt rédacteur en chef, rôle qu’il tiendra jusqu’à l’occupation, et à laquelle peu après il ajoutera d’autres responsabilités de journaliste, notamment au Rempart, quotidien qui se proclamait « indépendant du pouvoir et de tous les pouvoirs » et qui paraîtra jusqu’en août 1933, et à l’hebdomadaire Aux écoutes, dont il sera également rédacteur en chef jusqu’au mois d’août 1940.
D’emblée, on ne le remarque pas assez souvent, Blanchot est donc l’auteur non pas d’un seul mais de plusieurs discours politiques, qui auront des relais quelque peu différents ; et si d’un côté il s’exprime avec brio, tout en gardant l‘anonymat — c’est l’usage —, dans les colonnes des Débats, c’est que par ailleurs il peut signer de son nom propre un discours plus marginal mais d’autant plus franc, impatient, et farouche. Tout est donc affaire de contexte, les considérations tactiques seront primordiales, et le plus grand souci de Blanchot journaliste, c’est en effet d’intervenir. On le sait, face aux événements la parole journalistique est souvent désemparée. Pour infléchir le cours des choses, il faut souvent forcer dans le sens opposé. Dira-t-on que Blanchot journaliste tente parfois de surmonter par la violence même de l’écrit la faiblesse même de la parole ?
Trouble époque que ces « années tournantes » (selon l’expression de Daniel-Rops) de l’entre-deux-guerres, ce temps, dira Georges Bataille en septembre 1939, « où le mensonge n’était pas moins nécessaire à la vie que l’alcool » et où « l’absence de solution n’est pas exprimable ». Comme d’autres jeunes gens d’origine bourgeoise qui auront eux aussi grandi sous le coup de la Grande Guerre, Blanchot, impatient et ambitieux, se définit d’abord par ses refus : refus d’un « monde sans âme » qu’il trouve « marqué par une certaine bassesse, par un goût terrible de la médiocrité » et « où les valeurs spirituelles sont menacées, en même temps que des biens plus concrets » ; refus du parlementarisme manière Troisième République, jugé coupable d’avoir laissé échapper à peu de frais la victoire de 1918, remportée avec les sacrifices que l’on sait ; refus également de toutes les solutions de rechange que propose l’actualité politique. Du fait de la politique suivie par l’éducation nationale, dira Blanchot en mai 1933, la jeunesse française manque peut-être de courage, d’enthousiasme, d’héroïsme ; elle n’a pourtant « rien à attendre de la dictature monstrueuse de l’État, ni de l’apothéose mystique de la nation. Elle ne veut se sacrifier ni au mythe du collectivisme, ni à l’idole de la communauté toute-puissante. » La périphrase ne trompe pas : il s’agit bien de l’Union soviétique d’une part et de l’Allemagne nazie de l’autre.[2]
La révolution reste toutefois nécessaire. Laquelle ? « Notre plus grande espérance aujourd’hui, écrira Blanchot en juin 1933, c’est que, pour une nation libre, pour la défense de l’homme, pour les biens de l’esprit, se lève la promesse magnifique de la révolution. Tandis que le socialisme se soumet à la démocratie et à la dictature et repousse l’idée même de l’insurrection, tandis que le communisme abandonne peu à peu la force de ses premiers mythes, les idées nationales s’allient avec tout ce qui est combat, révolte, mépris des positions acquises, avec la violence, avec la démesure. Elles seules aujourd’hui proposent à une jeunesse découragée des raisons d’espérer et un sort nouveau. » [3]
Discours d’époque, sans doute, qui peut surprendre, et où les poncifs abondent, mais où s’annonce aussi non seulement un style, mais aussi une volonté politique.
Car il faut préciser que ce discours exalté, spiritualiste, ce n’est pas tout. Il y a l’urgence quotidienne, l’exigence concrète. Premier défi pour ces jeunes gens de 1933 : l’arrivée de Hitler au pouvoir. Certains en saluent la force, la nouveauté, l’espoir même. Paul Lévy, ami politique de Georges Mandel, voit tout de suite le danger. Il lance un quotidien, anti-nazi, nationaliste, et qui durera quelques mois : ce sera Le rempart. Nommé aussitôt rédacteur en chef du journal, Blanchot en profite pour mettre en avant une position politique dont certes le ton variera de revue en revue, de journal en journal, pendant les années à venir, mais qui, jusqu’à nouvel ordre, changera peu ou pas du tout quant au fond.
Trois thèmes vont désormais se croiser sous la plume journalistique de Blanchot. Première cible, la plus constante : la politique hitlérienne, extérieure et intérieure. Le fait nouveau, ce n’est pas seulement le germanisme expansionniste que l’on connaît ; Hitler, c’est aussi le partisan d’ « un nationalisme perverti » (Le rempart, 29 juin 1933) qui propose une « apothéose mystique de la nation » (Le rempart, 23 mai 1933), c’est « le représentant d’une doctrine politique inadmissible » (La revue du XXe siècle, février 1935) ; quant aux « persécutions barbares contre les juifs », que Blanchot dénonce dès le premier mai 1933, elles ne font que révéler à qui veut l’entendre la nature exacte du régime : démagogique, orgueilleusement raciste, militariste. C’est pourquoi toute négociation avec l’Allemagne hitlérienne est exclue d’office : « Si nous trouvons naturel de collaborer avec l’Allemagne et avec Hitler, écrira Blanchot dans Le rempart le 15 juin 1933, nous donnerons un démenti à toutes nos idées sur la sécurité, sur l’assistance mutuelle, sur la nécessité de défendre la paix. Nous préparerons notre désarmement. Nous n’aurons plus qu’à abandonner les dernières défenses d’une diplomatie impuissante et à attendre l’heure où nous aurons à choisir entre la servitude et la guerre ».
Deuxième étape de l’analyse politique de Blanchot, on le voit déjà, c’est la mise en cause de la politique extérieure poursuivie depuis 1924 par divers gouvernements français sous la responsabilité d’Aristide Briand. En abandonnant la diplomatie traditionnelle, fondée sur l’intérêt commun des États et sur le jeu des alliances réciproques, pour se fier à l’internationalisme de pure convention de la Société des Nations, celui-ci aurait affaibli la France et déstabilisé l’Europe. Un éditorial paru dans les Débats en mars 1936 le dira sans ambages : « S’il est une vérité qui commence à faire jour, avec dix ans de retard [c’est-à-dire depuis le pacte de Locarno, LH], c’est que le problème posé entre l’Europe et l’Allemagne n’est pas un problème juridique, c’est un problème de force. […] L’Europe et l’Amérique […] ont cru à une organisation juridique du monde. Cette nouveauté impliquait l’égale bonne volonté des nations, disposées à accepter la carte du monde et à collaborer à une vie internationale meilleure. C’était supposer le problème résolu. » Quant à lui (dira-t-on que les événements ultérieurs ne lui auront pas donné raison ?), Blanchot s’en tient à la grande loi de la diplomatie classique : Si vis pacem para bellum : si tu veux la paix, prépare la guerre. Dans ce sens, peu de fait par les gouvernements radicaux, socialistes, ou autres. Et c’est bien ce contre quoi Blanchot s’insurge. Dans ses rapports avec l’Allemagne, déclare-t-il en février 1935, la France « a parlé de droits, ce qui a peu de sens quand c’est un système de forces qui est en cause. » « La politique de juristes que nous avons poursuivie depuis quinze ans, précise-t-il, a laissé à l’Allemagne toute possibilité d’accroître sa puissance ».
Le troisième point du réquisitoire blanchotien découle du second : en effet, si la démocratie parlementaire de la Troisième République a pu se reconnaître dans la Société des Nations, c’est qu’elle partage la même « conception abstraite et juridique de la politique ». Étrange renversement. Car en préférant à la force, jugée inacceptable, les contrats, les conventions, les ententes, si ce n’est les arrangements et les combines, tels qu’ils ont pu illustrer la vie politique en France aux années 1930, explique Blanchot, on ne défend pas la loi mais la piétine : « Une des principales erreurs de la démocratie, dit-il dans Le Rempart en mai 1933, est d’avoir diffamé la force. Assurant que la nature était bonne et qu’elle n’avait pas besoin d’être contrainte, elle a affirmé que la force était malfaisante et qu’elle a tout fait pour, au sens propre, affaiblir le droit. Ainsi se sont accréditées les criminelles conceptions du désarmement, l’absurde philosophie pacifiste. » « La démocratie nous a trompés, ajoute-t-il un mois plus tard, parce qu’elle a voulu nous convaincre en politique de la puissance des systèmes et de la force des conventions. Elle nous a habitués à substituer aux faits des dogmes et des mythes, à mépriser les choses. Et, ainsi, rendus insensibles aux conditions mêmes de notre existence nationale, elle nous a livrés aux événements comme à un destin aveugle. »
Mais il ne s’agit pas seulement de prendre position. Il faut agir. C’est la grande question de l’époque. Car quel est le sujet de l’action politique, le moteur de l’histoire ? La classe ouvrière rassemblée sous la direction d’un parti d’avant-garde de type léniniste ? Les classes sociales réunies en démocratie bourgeoisie sous le chapiteau du parlementarisme et sous la loi de la représentation ? La nation incorporée sous le drapeau de la monarchie héréditaire ? Le peuple ou Volk, obéissant à son destin historico-mythique, sous la tutelle d’un chef charismatique ?
Ce qui peut surprendre chez Blanchot dans les textes politiques qu’il a pu publier pendant toute cette époque, c’est l’absence d’un programme politique de cet ordre. Rien donc d’un projet d’avenir — si ce n’est, comme le laisse pressentir en avril et mai 1933 une campagne lancée contre l’impôt, soutenue par Le rempart : la perspective des Français mêmes en ébullition, ayant pour seul mot d’ordre la révocation d’un gouvernement jugé incompétent, et pour seul recours « l’appel à une juste violence, à l’insurrection, “ le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ” » (29 avril 1933).
Voilà peut-être le fond de la pensée politique de Blanchot. C’est que la force, même si elle est appelée à s’incarner dans la loi, est toujours première. La loi en ce cas serait double. Il y a celle que « l’on connaît, qui est rigoureuse et peu agréable »,[4] à qui il convient sans doute d’obéir. Sauf exception. Car cette loi est insuffisante. Pour être fondée, il faut qu’elle soit légitimée par une autre loi, plus originaire, plus violente, et qui ressemblerait peut-être en effet à « l’ange de la discorde, du meurtre, et de la fin ».[5] C’est que, paradoxalement, cette loi-ci, Blanchot le sait bien, est forcément illégale. Toute constitution de la loi ne peut faire appel à la loi qu’elle va elle-même constituer. C’est ce qui expliquera que la révolution, si elle arrive un jour, sera ce qu’elle sera : « dure, sanglante, injuste, notre dernière chance de salut » (Le rempart, 22 juin 1933). En fait, les événements politiques auxquels assiste Blanchot au cours de cette période le montrent bien, la loi repose sur la force qui est déployée pour la maintenir. La loi, c’est la loi du plus fort. C’est pourquoi toute politique fondée sur le contrat entre partenaires soi-disant égaux, mais en réalité qui ne le sont pas, est à la limite inapplicable et donc caduque.
Mais si toute violence première est injuste, comment donc distinguer une violence juste d’une violence injuste ? Question que Blanchot n’est pas seul à se poser. Car c’est la même aporie qui, une quinzaine d’années auparavant, aurait poussé Walter Benjamin dans sa « Critique de la violence » à distinguer, avec tous les risques que cela comporte, entre deux violences, qui seraient aussi deux justices : d’une part la violence mythique, grecque, qui réprime au nom du pouvoir ; d’autre part la violence divine, biblique ou judaïque, qui détruit le pouvoir même.
Mais il ne s’agit pas de s’attarder en contemplant l’aporie. Il faut intervenir. Au nom des Français en ébullition, peut-être, et qu’il faut éveiller, par la force des mots, si ce n’est celle des événements, même et surtout qu’ils semblent étrangement absents. Il va falloir donc les choquer, les pousser à bout, les effaroucher.
Alors, au fur et à mesure, le ton monte ; la polémique devient de plus en plus injurieuse. Non seulement face à la montée du Front populaire, lequel fait exactement le contraire de ce que Blanchot croit bon de faire, mais aussi face aux événements d’outre-Rhin. Car, le 13 mars 1936, coup mortel pour la paix en Europe, devant l’inertie des gouvernements britannique et français, qui se perdent en des disputes de procédure, dira Blanchot, les troupes d’Hitler réoccupent la Rhénanie. Et on ne réplique pas.
Deux ans plus tard, le 13 mars 1938, au lendemain même de l’Anschluss, et peu de temps avant les accords de Munich qui vont se conclure fin septembre, un éditorial aux Débats le rappelle : « l’occupation de la Rhénanie par les troupes allemandes a été le début d’une ère nouvelle. »
Comment s’appellera cette ère nouvelle ? Ce sera peu après la guerre…
Mais au début de 1936, Blanchot cherche encore. Par quel moyen infléchir les événements ? Où trouver une plateforme, une tribune, un lieu pour intervenir ? C’est à ce moment-là qu’il rejoint la revue Combat, rassemblement plutôt hétéroclite d’hommes issus pour la plupart d’Action française et de la Jeune Droite, et qui auront par la suite des destins politiques fort divergents : Thierry Maulnier, Claude Roy, Robert Brasillach (qui se séparera assez vite de la revue en prétendant — est-ce Blanchot qui est visé ? — qu’ « il y eut à Combat quelques intellectuels libéraux qui […] vinrent gâter les choses [6] »), bien d’autres encore… Quant à lui, Blanchot dit plusieurs fois s’être senti mal à l’aise à la revue. Ce qui ne l’empêchera pas, tout au long de cette année 1936, d’y publier des articles notoires, farouchement opposés à la politique étrangère des gouvernements Sarraut et Blum, qu’on lui reprochera beaucoup quarante ans plus tard (et que Blanchot, lui, ne voudra pas défendre, si ce n‘est pour expliciter les circonstances historiques dans lesquelles ces textes ont été rédigés) : « La fin du 6 février » (février 1936), « La guerre pour rien « (mars 1936), « Après le coup de force germanique » (avril 1936), « Le terrorisme, méthode de salut public » (juillet 1936), « Le caravansérail » (décembre 1936).
La violence polémique de ces articles est parfois choquante ; elle n’est jamais moins qu’outrancière, débordante même. Le dessein qu’ils incarnent est pourtant clair. Au moment même où, au nom de l’union sacrée, le vide politique se fait, il s’agit de mettre en garde, avec toute la force qui convient, contre une politique aventurière qui, aux yeux de Blanchot, mène à la catastrophe. Là encore, tout est affaire de contexte. Qui veut les fins, doit vouloir les moyens. Blanchot, lui, n’hésite pas.
Et l’année d’après, l’aventure Combat se poursuit sous une forme différente. Ce sera L’insurgé, quotidien d’un nationalisme anti-capitaliste et anti-communiste virulent, anarcho-syndicaliste de droite, si l’on peut dire, parfois anti-sémite. C’est que le journal n’a pas de direction précise, la confusion règne, et Blanchot dira en 1984 l’avoir sabordé dès octobre 1937 pour mettre un terme à son anti-sémitisme de plus en plus flagrant. Mais pendant quelque temps encore, Blanchot collabore à Combat, faisant paraître enfin, au mois de décembre 1937, en guise d’adieu à la revue (qui continuera encore jusqu’en 1939), et comme pour signaler sa propre entrée en dissidence, le célèbre texte : « On demande des dissidents ».
Que propose Blanchot ? « En réalité ce qui compte, écrit-il, ce n’est pas d’être au-dessus des partis, c’est d’être contre eux. Ce n’est pas de reprendre le vulgaire mot d’ordre : ni droite ni gauche, mais d’être réellement contre la droite et contre la gauche. On s’apercevra dans ces conditions que la vraie forme de dissidence est celle qui abandonne une position sans cesser d’observer la même hostilité à l’égard de la position contraire ou plutôt qui l’abandonne pour accentuer cette hostilité. »
C’est donc l’impasse.
Neuf mois plus tard, à la suite de l’Anschluss, viendront les « jours troubles de Munich ». Et qui révéleront à leurs contemporains journalistes et hommes politiques à la fois. Il faut choisir son camp. Du côté de Combat, la décision est prise. « La France doit-elle se battre pour la Tchécoslovaquie ? », se demande Louis Salleron dans le numéro de juillet. Et aussitôt de répondre: « Ne portons donc pas à bout de bras une Europe stupide et qui nous déteste. Rentrons dans notre pré carré et barricadons-nous-y. Nous avons à mettre de l’ordre chez nous. Pas ailleurs ». Dans la revue Aux écoutes, l’hebdomadaire de Paul Lévy, où Blanchot continue à assurer la rédaction en chef, autre son de cloche : « La paix pourrait encore être sauvée, y lit-on, si l’Angleterre et la France sommaient Hitler de respecter l’indépendance de la Tchécoslovaquie. Le malfaiteur hésite… » (17 septembre 1938).
On sait ce qu’il en advint. Une semaine plus tard, le journal de Lévy et de Blanchot cite donc avec approbation la fameuse parole de Churchill devant des journalistes tchèques : « La France et la Grande-Bretagne ont eu à choisir entre la honte et la guerre ; elles ont choisi la honte — et elles auront la guerre. «
Dorénavant, à part deux ou trois brèves études de critique littéraire, Blanchot va limiter ses activités de journaliste à ses responsabilités de rédacteur en chef aux Débats et à l’hebdomadaire de Lévy. Blanchot reste bien sûr sur ses positions. Mais il ne les développe plus en son nom propre. Preuve qu’il faut peut-être faire un pas en arrière. Tout reprendre.
« La pensée politique, dira Blanchot en 1984, est peut-être toujours encore à découvrir. » En 1936-37, subsiste également de l’impensé : submergé, tenace, exigeant. Car ce discours que poursuit Blanchot dans Combat et L’insurgé, qui, rappelons-le, ne représente qu’une part, certes la plus visible, de son travail de journaliste, mais qu’il a pourtant été amené à abandonner au plus fort de la crise politique que traverse la France, ce discours achoppe enfin à l’aporie de la violence — juste ou injuste, légitime ou illégitime ? — que ne cesse de retourner l’écrivain depuis ses débuts. En effet, de quelle force s’agit-il ? Tout dépend de là. Comment maintenir cette opposition entre une violence qui serait juste et une violence qui serait injuste ? Pour qui veut œuvrer politiquement, la distinction est absolument nécessaire ; elle est pourtant fragile, indécise, à la limite du possible. C’est que la contagion est inévitable. Les deux violences vont toujours s’interpénétrer. Le discours politique est toujours susceptible de tourner ainsi à un discours violent sur la violence et, même, chez Blanchot, à un discours violent qui, pour combattre la violence, prône la violence même. On a beau répondre qu’il s’agit de deux terrorismes différents, dans les faits on ne peut jamais en être sûr. L’ambiguïté politique est impossible à éliminer. Tout peut toujours s’inverser.
Est-ce pourquoi Blanchot abandonnera enfin une certaine parole politique pour se retourner — retour qui, cependant, n’a rien d’un retrait — vers la littérature ? On peut le penser : « J’ai été quelque temps un homme public. La loi m’attirait, la multitude me plaisait. J’ai été obscur sans autrui. Nul, j’ai été souverain. Mais un jour je me lassai d’être la pierre qui lapide les hommes seuls. Pour la tenter, j’appelai doucement la loi : “ Approche, que je te voie face à face ” ».[7]
En juin et juillet 1940 arrive pourtant ce que Blanchot avait tant redouté : l’invasion, la défaite, l’occupation. Grâce à la biographie de Christophe Bident, on commence aujourd’hui à mieux connaître les activités de Blanchot pendant ces années noires : l’épisode de l’association Jeune France, dissoute par Vichy même, la chronique littéraire qu’il donne régulièrement aux Débats, journal maintenant vichyste, mais où Blanchot se permettra de parler de Paulhan, de Bataille, de Michaux, de Des Forêts, d’autres encore ; les négociations en vue de la reprise de la Nouvelle revue française qui sont sabordées en cours de route et n’aboutissement pas ; et l’exécution manquée de juillet 1944.
Là encore, tout est question de circonstances. Et les circonstances changent. Pendant toute cette période, Blanchot se concentre à écrire, non seulement du journalisme, mais de la littérature, essais et romans. On croirait à tort que Blanchot se désintéresse pour autant de la politique. Au contraire, tout laisse à penser que la politique reste au cœur de ses préoccupations. Certes, ce qu’il écrit dans « la chambre haute » pendant ces années d’occupation ne risque pas d’être des « plans de guerre ». Mais comment en être sûr ? Sait-on la différence entre guerre et paix ? Et si, dans cette grande maison, au point fort de l’occupation, Blanchot tentait de repenser les conditions mêmes de la politique ?
Ce qu’on sait, c’est qu’au mois de mai 1947 Blanchot rend à l’éditeur un épais manuscrit, qui tardera à paraître. L’auteur s’impatiente. Pourquoi ? Peut-être parce que ce manuscrit — il s’agit du Très-haut, troisième et dernier roman de Blanchot — c’est le grand roman de la loi, auquel songe l’auteur sans doute depuis un certain temps déjà. Il s’agit bel et bien d’un roman politique : roman politique sur la politique. Car quelle est la grande question qui agite ces années d’après-guerre et reste sous-jacente à toute discussion sur la reconstitution et la reconstruction politiques du pays ? C’est celle de la légitimité et la légalité du nouveau pouvoir qui s’installe. On sait à quels débats, parfois acerbes, dans l’entourage même de Blanchot, cette question a donné et donnera lieu : rappelons seulement que dès 1945 et 1946 deux chapitres du Très-haut paraissent, en avant-première version, dans les Cahiers de la Table Ronde de Thierry Maulnier les Cahiers de la Pléiade de Paulhan.[8] C’est qu’à droite et à gauche on s’interroge. « Où est la loi ? Que fait la loi ? Ces cris à présent étaient terribles. »[9] La légitimité est-elle donc à chercher chez ceux qui ont résisté à cet État français supposé légal mais que tous savent illégitime ? Ou au contraire est-ce l’apanage de ceux qui ont agi au nom de « la France seule » en se réclamant de cette prétendue légalité ? Et quelle doit être la loi fondatrice de cette Quatrième République qui s’établit ?
Le roman de Blanchot se lit donc comme une intervention précise, historiquement datée ; mais la pensée de Blanchot ne se limite pas à ces controverses de fait, aussi vives soient-elles. Ce n’est pas par hasard en tout cas qu’elle ait pris la forme d’une œuvre littéraire. Car qu’est-ce que la littérature, sinon la promesse d’une parole toujours future ? De toute manière, cette intervention dont fait acte Le très-haut, on sait que l’auteur y tenait — et c’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles, ayant à présenter le roman pour sa réédition dans collection L’Imaginaire, l’écrivain rédige en 1988 un texte étonnant où il relance l’œuvre en citant non seulement le « Savoir absolu » et la figure de la sœur Antigone, significative entre toutes pour tout lecteur de la Phénoménologie de Hegel, mais aussi la maladie du Sida, alors en pleine recrudescence. Et l’explication du revirement politique de Blanchot, qui l’a vu passer entre 1936 et 1946 d’un nationalisme de droite à un internationalisme de gauche, et qu’on a longuement cherchée au cours des années 1980 et 1990, il se peut qu’elle soit donc à chercher — qui va s’en étonner ? — dans l’œuvre littéraire de Blanchot, à commencer par Le Très-haut. (De quand date la reconversion politique de Blanchot ? Premier signe extérieur : en 1946, année de la rédaction du Très-haut, Blanchot publie une compte rendu de L’espoir de Malraux dans un ensemble de textes rassemblés par Bataille, consacrés à « L’Espagne libre ».)
« Je n‘étais pas seul, j’étais un homme quelconque… » C’est ainsi que se présente, dès l’incipit, le narrateur et protagoniste de Blanchot, Henri Sorge, ce rouage dans l’appareil de l’État universel et homogène passablement kojévien, où se déroule ce roman. D’emblée, il s’agit d’un homme soumis à la loi. Mais celle-ci, on le sait, est double. La preuve, c’est que Sorge, comme son nom l’indique, va peut-être mourir. Ce qu’il découvrira alors, c’est que la mort est double, elle aussi ; elle manque à elle-même ; et si dans ce roman consacré à la maladie et à l’épidémie Sorge doit donc mourir, ce ne sera pas sans faire face à l’impossible de la mort même. C’est en effet ce qui se produit — mais sans se produire — quelques 240 pages plus loin. À la fin du roman, Jeanne, personnage féminin assez peu féminin, comme tant d’autres chez Blanchot, qui jusqu’ici s’est occupée de Sorge pour le soigner, brandit soudain un revolver : « Eh bien, dit-elle, adieu ». Et le narrateur d’enchaîner : « Mais brusquement son visage se figea, et son bras se détendit avec une telle violence que je sautai contre la cloison en criant : — Maintenant, c’est maintenant que je parle. »
Ainsi se termine (sans pouvoir conclure) le troisième et dernier roman de Blanchot. Que dire devant cette étrange fin ? Peut-être : que si la politique, c’est la gestion de la vie et de la mort (il n’est pas indifférent à cet égard que Henri Sorge, ce simple fonctionnaire, soit préposé à l’état civil), et si la mort aboutit donc à l’impossible indicible, c’est que la politique n’est ni tout ni toute. Le pouvoir est en défaut. Quelque chose lui échappe, qui l’interrompt, l’écarte, et le met à distance, et qui ne pourra pas être relevé, incarné, transcendé. Appelons ceci : la littérature, car qui dira si le narrateur du Très-haut, ce mort vivant qui appartient non pas à la vie mais au livre, est même capable de mourir ? Mais ne nous fions pas à la littérature. Ce qui apparaît dans cette fin, c’est que le rapport à la fin est aussi et surtout rapport à l’infini de la fin, ce qui veut dire aussi l’autre que toute fin. Mais ce qui excède la mort, ce n’est pourtant pas autre chose que la mort : c’est la mort même. Cette parole de la fin le dit bien. Ce à quoi on a affaire, ce n’est donc pas la transcendance, ni même le transcendant, comme on serait tenté de le croire, mais — l’en-deça de toute transcendance. Comment comprendre autrement en tout cas l’étonnante parole de Jeanne, qui, dévisageant son patient, s’exclame, renchérissant sur l’énigme : « Je sais que tu es l’Unique, le Suprême. Qui pourrait rester debout devant toi ? » ?
Surprenante liaison mortelle, où respect et violence semblent difficiles à démêler. On dirait que la soumission à autrui dont fait état la parole de Jeanne est plus originaire que toute loi : loi donc qui met en cause toute loi et, comme telle, manque à elle-même ou même se renverse. Loi sans loi qui nous lie pourtant, comme la mort, que nous partageons, mais qui, plus encore, nous partage, nous écarte l’un de l’autre tout en nous rapprochant, et qu’il faut donc affirmer. Qui ne constitue pas pour autant un rapport de pouvoir. Au contraire, nous l’avons constaté, c’est ce qui suspend toute possibilité, annule tout pouvoir. Loi qui ne suffit pas à elle-même. Mais ne nous précipitons surtout pas pour remédier à ce défaut en recourant à la force, ce qui a pu être l’erreur (si toutefois erreur il y a…) du Blanchot journaliste des années 1930. Car cette carence, c’est ce qui constitue la loi comme telle. Celle-ci, il faut qu’elle soit sans fondement. Qu’est-ce que la loi, en ce cas, sinon ce rapport infini à l’autre que toute loi ? Rapport non pas à la force de la loi mais plutôt à sa discrétion, sa vulnérabilité incontournable. Ce qui voudrait dire que ce qui fait la force de la loi, c’est en effet sa faiblesse. En ce cas, on dira que la tâche de la loi, ce n’est pas de rapporter le même au même, sous l’emprise de la nation, de la religion, de l’ethnie ou du sexe, mais d’inscrire dans la loi, ici, maintenant, demain encore, ce rapport à l’autre, impossible, qui la constitue comme telle.
Que faut-il déduire de là ? Peut-être que l’enjeu de la politique, ce ne sera donc plus la force qui porterait la loi en s’y incarnant, mais l’impossible mort d’autrui. Non pas la valeur transcendante, mais l’intervalle neutralisant qui ne serait plus pris en charge par un quelconque sujet de l’histoire. Au lieu de recourir à la force pour remédier à la fragilité de la loi, il faudrait donc plutôt affirmer la loi non pas en dépit de sa fragilité, mais à cause de cette fragilité même. C’est en tout cas ce qui semble avoir été le sentiment de Blanchot quand en 1958 il quitte le village d’Èze, où il séjourne depuis 1946, pour s’installer à Paris, où il fera la connaissance de Robert Antelme, de Marguerite Duras, de Dionys Mascolo (lequel me dira, dans une lettre du 27 mai 1994, n’avoir « su vraiment quelque chose » sur les activité politiques d’avant-guerre de Blanchot qu’en 1976 lors de la parution de la revue Gramma…).
Aussitôt, encore une fois, on le sait, Blanchot refuse. Non plus au nom de la transcendance spirituelle de l’homme, mais au nom du défaut même de la loi qu’il faut donc affirmer. C’est que la loi est en danger. Menacée par un général, homme providentiel, dit-on, porté au pouvoir par les mercenaires, renchérit Blanchot, et qui se veut ou se prétend l’incarnation même de la politique, et qui pour s’en persuader en appelle au destin et à la force sacrée de la nation.
Celui à qui l’écrivain en veut alors, ce n’est pas l’homme du 18 juin, mais celui du 13 mai, date dont « le trait principal, c’est la transformation du pouvoir politique en une puissance de salut ».[10] Perversion essentielle, dit Blanchot. Car c’est se méprendre sur l’exigence même de la loi. C’est donc au nom de la loi — loi sans loi — que nous devons refuser, et dans ce refus « absolu, catégorique » affirmer ce rapport sans rapport qui nous rassemble. Précisons-le : le refus chez Blanchot ne s’épuise pas dans l’acte de négation ; il est toujours et partout affirmation : du droit à l’insoumission, du droit à la contestation, du droit à la parole.
La suite est connue : la Déclaration des 121 (« lorsque l’ordre démocratique s’altère ou se défait, expliquera Blanchot à Madeleine Chapsal, il appartient [aux intellectuels], à l’écart de toute appartenance purement politique, de dire, en une parole simple, ce qui leur paraît juste ») ; les événements de mai, où Blanchot engage toute sa responsabilité, et où, dit-il, « la loi s’effondre ; la transgression s’accomplit : c’est pour un instant l’innocence ; l’histoire interrompue » ; le retrait en 1969 devant l’opposition à Israël du mouvement issu de mai, laquelle montrerait, écrivait discrètement Blanchot à Levinas, « que l’absence d’anti-sémitisme ne suffit nullement » ; le retour obsédant sur la Shoah selon la double exigence : « Sachez ce qui s’est passé, n’oubliez pas, et en même temps jamais vous ne saurez. […] N’oubliez pas cela même qui vous fera perdre la mémoire » ; la condamnation sans appel de tout nationalisme, car « le nationalisme tend toujours à tout intégrer, toutes les valeurs, c’est en cela qu’il finit par être intégral, c’est-à-dire l’unique valeur » ; sans parler d’autres interventions, d’autres prises de parole « inattendue ». [11]
C’est que le rapport à la politique passe désormais par le rapport à l’écriture, non pas parce que la politique — pas plus que l’écriture — relèverait d’un esthétisme mythifiant, mais tout au contraire parce que l’une et l’autre tombent sous le coup de deux exigences sans commune mesure, qu’il faut maintenir simultanément sans céder ni sur l’une ni sur l’autre.
Autrement dit, écrira Blanchot en 1980, « c’est qu’il faut toujours qu’il y ait au moins deux langages ou deux exigences, l’une dialectique, l’autre non dialectique, l’une où la négativité est la tâche, l’autre où le neutre tranche sur l’être et le non-être, de même qu’il faudrait à la fois être le sujet libre et parlant et disparaître comme le patient-passif que traverse le mourir et qui ne se montre pas. »[12]
[1] Il s’agit de la version « longue » du texte intitulé « La pensée politique » et donné au numéro spécial du Magazine littéraire consacré à Blanchot en octobre 2003. Pour me conformer aux normes de la revue, j’ai dû pratiquer dans cette première version du texte de nombreuses coupures. Que cherchait à dire ce texte ? On m’avait proposé d’aborder en quelques mots l’ensemble de la pensée politique de Blanchot…
[2] Citations extraites des textes suivants : « Le monde sans âme » La revue française, 3, 25 août 1932 ; « Les écrivains et la politique », Journal des débats, 27 juillet 1932 ; « Triturons la jeunesse » Le rempart, 23 mai 1933.
[3] Blanchot, « La révolution nécessaire », Le rempart, 22 juin 1933.
[4] Blanchot, La Folie du jour, Gallimard, 2002, p. 24
[5] Blanchot, La Folie du jour, p. 27
[6] Robert Brasillach, Notre avant-guerre, Plon, 1941, p. 185.
[7] Blanchot, La Folie du jour, p. 14
[8] Voir « Le Tout-Puissant », Cahiers de la Table Ronde, 3, juillet 1945, p. 189–98 (passage qui correspond, avec quelques remaniements, aux pages 221-4 de l’édition de 1948 utilisée par la collection L’Imaginaire) ; et « En bonne voie », Cahiers de la Pléiade, 1, avril 1946, p. 143–51 (p. 233–8 de l’édition courante).
[9] Blanchot, Le très-haut, Gallimard, p. 219.
[10] Blanchot, Écrits politiques, éditions Léo Scheer, 2002, p. 21-2.
[11] Citations extraites des textes suivants: Écrits politiques, p. 38, p. 127 ; Emmanuel Levinas, Du sacré au saint, Minuit, 1977, p. 49 ; « N’oubliez pas ! », La quinzaine littéraire, 459, 16–31 mars 1986 ; réponse à une enquête sur le nationalisme, La règle du jeu, 3, janvier 1991, 221–2.
[12] Blanchot, L’écriture du désastre, Gallimard, 1980, p. 38.