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Présence de Maurice Blanchot dans La Déclosion de Jean-Luc Nancy | Gisèle Berkman

Présence de Maurice Blanchot dans La Déclosion, (Déconstruction du christianisme, I), de Jean-Luc Nancy, éditions Galilée, 2005

La Déclosion occupe une place importante dans le champ d’une pensée qui se veut attentive au fait religieux, à sa signification, à sa possible déconstruction.[1] La singularité et la force du livre tiennent à l’articulation des thèses qui en forment la nervure sous-jacente- même si, précisément, il s’agit pour Jean-Luc Nancy de défaire toute affirmation dogmatique, toute présomption d’un sens se voulant unique et présent à soi. Déconstruire la religion chrétienne, (dans la mesure où christianisme et occidentalité, pour Jean-Luc Nancy, s’entr’appellent) en ré-ouvrant le rapport la raison, et en auscultant la provenance occidentale du sens : telle pourrait être, pour le résumer au risque de le schématiser, le programme du livre.

Le sous-titre, « déconstruction du christianisme », doit être noté. Le génitif a ici une double valeur. Il s’agit aussi bien, pour Jean-Luc Nancy, d’opérer ce geste critique qu’est la déconstruction en l’appliquant au domaine ou au champ chrétien, que de montrer (ce qui est une thèse majeure du livre, prolongeant par d’autres voies les analyses importantes de Noli me tangere[2]) que le christianisme, à certains égards, c’est la déconstruction. L’autre thèse majeure de l’ouvrage, diversement argumentée et filée de chapitre en chapitre, c’est que la raison s’est amputée d’elle-même en se restreignant à l’entendement, en se fermant à l’absoluité du sens. Aussi ne s’agit-il aucunement, ici, de ressusciter la religion, d’en appeler à un « retour » du religieux, mais bien d’ « ouvrir la simple raison à l’illimitation qui fait sa vérité ». Déclore, terme que l’on ne limitera pas à sa provenance heideggérienne, c’est ici un peu plus que ré-ouvrir. La Déclosion procède à une auscultation du sens, du sens du sens, envisagé dans son rapport nécessaire au religieux.

Deux chapitres sont consacrés, dans La Déclosion, à Maurice Blanchot : « Le nom de Dieu chez Blanchot, « Résurrection de Blanchot »[3] Nancy, on le sait, tisse depuis longtemps, un dialogue fraternel avec les textes de Blanchot,[4] dialogue lui-même indissociable de cette philia, de cette constellation amicale, où scintillent les noms de Philippe Lacoue-Labarthe, Jacques Derrida, Emmanuel Levinas. C’est qu’une certaine résonance, éveillée par la puissance critique de la pensée de Blanchot, se trouve comme reprise, diffractée, dans les textes de Nancy, Lacoue-Labarthe, Derrida, Levinas. L’amitié, dont on sait que c’est aussi un titre de Blanchot, passe ici par l’écriture, amitié écrite, « excrite », pour reprendre le néologisme cher à Jean-Luc Nancy. Dans La Déclosion, Nancy reprend, au sujet de Blanchot, la réflexion menée lors de la clôture du Colloque « Maurice Blanchot, récits critiques », dans ce qui est aussi une adresse à Derrida, l’ami :

« […] pour autant qu’il n’ait cessé de s’opposer à toute théo-antropo-logie, Blanchot n’a jamais formellement congédié le nom de Dieu ; en revanche, il essaye, dans le même texte, de donner congé simultanément, comme il le dit, au théisme et à l’athéisme. Entre les deux ne désignant rien mais demandant, appelant la venue de quelque chose. »[5]

Ajoutons que le nom de Blanchot court à travers l’ouvrage.[6] Mieux : il y a ici comme un travail silencieux de Blanchot dans le livre (au sens où Freud parle d’un « travail du rêve »), lors même que son nom n’est pas invoqué. Comment ne pas voir, par exemple, dans le chapitre « Le judéo-chrétien », qui est un commentaire de l’Épître attribuée à Jacques, (et bien sûr aussi une adresse amicale à l’autre Jacques : Derrida), un dialogue avec la pensée du mourir développée par Blanchot dès « la littérature et le droit à la mort »,[7] mais aussi, par l’intermédiaire de Jacques, ici opposé à Paul comme au tenant de la pensée dialectique, un appel à l’autre pensée, pensée qui n’est plus de relève mais d’exposition ?[8]

Il nous semble nécessaire, dans un premier temps, d’envisager les thèses d’ensemble de La Déclosion, afin de mieux faire ressortir la fraternité de pensée qui les lie à l’ « athéologie » évoquée par Blanchot, dans le chapitre de L’Entretien infini, « L’athéisme et l’écriture, l’humanisme et le cri », comme cet « avenir non théologique qui n’est pas encore le nôtre.» Jean-Luc Nancy s’achemine vers l’athéologie, au sens de Blanchot et (sur un autre mode) de Bataille, en opérant, dans l’ouverture de son livre, une double déconstruction des régimes de sens qui gouvernent, respectivement, le discours théologique et le discours métaphysique. Que le christianisme, loin d’être un épiphénomène, soit immanent au déploiement même de la rationalité occidentale : telle est l’autre thèse majeure du livre, qui s’inspire, pour la redéployer autrement, de la thèse fameuse de Marcel Gauchet sur la « religion de la sortie de la religion ».[9] Le christianisme a donc partie liée avec le graphe ou l’orientation même du sens. Repérer la provenance de ce graphe, c’est aussi, en quelque sorte, se rendre attentif au destin même du nihilisme, envisagé comme pointe sombre du christianisme, lui-même posé comme courbe ou graphe même du sens. Le capitalisme est alors l’autre nom du monothéisme, ce qui l’arrime à la courbe d’un sens envisagé comme déploiement de l’unique dans l’Histoire : sens unique et unicité du principe ont ici partie liée.[10] Et le monothéisme lui-même, qu’on l’envisage dans sa provenance hébraïque, ou dans son prolongement chrétien, est l’autre nom d’un athéisme, dans la mesure où il est gouverné par cette logique du principe recteur, cette « principialité » dont l’athéisme ne peut se défaire qu’en se faisant « athéologie », ce qui est un risque de pensée majeur.

L’une des grandes forces de la déconstruction opérée par Jean-Luc Nancy, c’est précisément, d’étude en étude, d’ausculter en quelque sorte le sens, envisagé dans sa provenance chrétienne, mais aussi dans ses prolongements, d’extraire, en quelque sorte, la principialité du principe,[11] selon un geste méta qui a fort à voir avec le transcendantal kantien.

Face à cette fermeture, à cette saturation opérée par le sens se rebouclant sur son propre bouclage, la déclosion a valeur de proposition. Ce dont il s’agit ? Rien moins que de « rouvrir […], obstinément, le sens du sens ».[12] C’est que le christianisme, tout ensemble conforte la clôture, le bouclage saturant du sens, et en même temps, comme d’un même geste, il déclôt : à même le christianisme, soutient Jean-Luc Nancy, est lisible le mouvement d’une déconstruction.[13] Et cela engage tout un rapport au rien, un rapport effectif, pensé, actif, de la déconstruction et du battement de la « chose-rien » (conformément à l’étymologie de res, rien) : le christianisme ouvre à l’autre monde, qui n’est pas un arrière-monde, mais l’autre du monde, l’autre à même le monde. Thèse complexe, fondamentale, véritable cœur battant du livre, que l’on est tenté de gloser comme suit : le « rien » est tout sauf un nihilisme, tout sauf la promotion du néant, mais le pas-rien de l’étant, l’espacement originaire, l’écart inaperçu qui donne lieu. Ou, pour reprendre la belle image de Jean-Luc Nancy: « le désajointement des pierres et le regard dirigé vers le vide (vers la chose-rien), leur écartement. »[14]

C’est aussi ce que montre remarquablement l’analyse de la création ex nihilo, laquelle est tout sauf la promotion d’un nihilisme, dans la mesure où ce dernier consiste à faire principe du rien, là où la création ex nihilo consiste à défaire tout principe, y compris celui du rien. « Vider rien de toute principialité » , écrit Nancy, « c’est la création. »[15]

Cela débouche sur la question du sens, qui est l’une des questions centrales de Jean-Luc Nancy. Dans Le Sens du monde, déjà, on pouvait lire :

« Faire place à cet excès du sens sur tout sens appropriable, et se déprendre, une bonne fois, de ce que Lévi-Strauss appelait « la quête épuisante d’un sens derrière le sens qui n’est jamais le bon », voilà l’enjeu –et il n’a rien de sceptique ni de résigné, il est l’enjeu même du sens, à entendre au voilà l’enjeu – et il n’a rien de sceptique ni de résigné, il est l’enjeu même du sens, à entendre au-delà de tout sens, mais venu d’aucun « au-delà » du monde. »[16]

Aussi le sens vivant n’est-il pas le sens unique et présent à soi, mais bien le sens ouvert, différé, sens désajointé où se trame l’écartement, l’ouverture originaire. Posant cela, Nancy ne fait pas la promotion nihiliste du non-sens, mais il chante le sens qui perpétuellement diffère, sur un mode léger, son propre accomplissement. Dans cette ouverture « originaire » dont est indissociable la trajectoire même du sens, se lit le battement même du sujet envisagé comme altérité constitutive : penser le sens, c’est penser le rapport à l’autre dont se constitue la subjectivité, et le sujet est, pour Jean-Luc Nancy, indissociable du graphe chrétien. On pense, ici, aux analyses menées dans « Un sujet ? », montrant comment, chez Hegel, le vrai n’est pas substance mais sujet, ce qui est à relier à cette « supposition de tout l’hégélianisme » qu’est le modèle christique.[17]

L’un des points les plus denses et les plus complexes du livre consiste très précisément dans la définition même du geste déconstructeur, évoqué notamment dans l’important avant-dernier chapitre intitulé « la déconstruction du christianisme ». Répétons-le : le geste ou le procès de la déconstruction est, pour Nancy, indissociable d’un certain bilan de l’Occident, ou plus précisément : de la trajectoire du sens telle qu’en Occident cette dernière s’est accomplie, se rebouclant sur elle-même et venant jusqu’à ce point de saturation où s’avère le nihilisme. Déconstruire le christianisme, c’est par conséquent se porter jusqu’à cette limite. Il s’agit alors de désigner une provenance plus profonde que le christianisme lui-même, avec cette ambiguïté, pointée par Nancy par lui-même, qui peut résider entre un geste de relève hégélienne et un autre geste de pensée : « […] la question est de savoir si nous pouvons, en nous retournant sur notre provenance chrétienne, désigner du sein du christianisme une provenance du christianisme plus profonde que le christianisme lui-même, une provenance qui pourrait faire surgir une autre ressource – avec toute l’ambiguïté que, pour le moment, j’assume entièrement, entre un geste de Aufhebung dialectique et un autre geste qui ne serait pas de relève dialectique. »[18] Pas de côté par rapport à la dialectique, autre pensée, ou pensée de l’autre : comment ne pas penser ici, même si son nom n’est pas évoqué dans ce chapitre crucial, au geste de Blanchot, tel que celui-ci n’a cessé de se tisser, depuis « la littérature et le droit à la mort » (1948) où le neutre amorçait une autre pensée que la négativité hégélienne, jusqu’aux puissantes critiques menées, dans L’Écriture du désastre, contre la toute-puissance de la dialectique ? La phrase de Jean-Luc Nancy semble faire écho à cette exigence des deux langages, revendiquée en ces termes dans L’Écriture du désastre : «[…] il faut toujours qu’il y a ait au moins deux langages ou deux exigences, l’une dialectique, l’autre non dialectique, l’une où la négativité est la tâche, l’autre où le neutre tranche sur l’être et le non-être, de même qu’il faudrait à la fois être le sujet libre et parlant et disparaître comme le patient-passif qui traverse le mourir et qui ne se montre pas. »[19]

L’on perçoit mieux, à présent, sur quel fond spéculatif se dessinent les lectures de Blanchot dans La Déclosion, quel dialogue aussi ces lectures entretiennent avec la trame serrée de l’ouvrage.

« Le nom de Dieu chez Blanchot » peut apparaître comme un titre provoquant si l’on pense à cette revendication athéologique qui traverse l’œuvre de Blanchot. Le propos a pour point de départ un commentaire serré du chapitre de L’Entretien infini intitulé « l’athéisme et l’écriture », et de la méditation qui s’y tisse sur la silencieuse souveraineté qu’exerce l’Un sur la raison, et qui est, pour Blanchot, comme le signe d’une complicité structurelle entre discours athée et discours théologique : « cette ultime réserve, cette impossibilité de libérer l’Autre de l’Un marque le point où le discours athée, celui du logos savant et humaniste, et le discours théologique  se rejoignent et se confirment en s’échangeant à la dérobée. »[20] Comment, dans cette perspective athéologique qui est celle de Blanchot, le nom de Dieu peut-il conserver une forme de statut qui ne soit aucunement celui d’un garant suprême ? Telle est, en substance, la question fondamentale posée par Jean-Luc Nancy, question qui se voit reliée au statut du sens dans l’œuvre de Blanchot : un sens qui, loin d’être sens absent, est sens évanouissant. L’écriture, c’est alors ce qui désigne chez Blanchot « le mouvement d’exposition à une fuite du sens qui retire du « sens » la signification pour lui donner le sens même de cette fuite… » (p. 130). Lisant Nancy lecteur de Blanchot, nous revient subitement en mémoire l’image de ces anges de Rembrandt, dont on ne sait trop s’ils descendent sur terre ou s’ils reprennent leur envol… Le nom de Dieu, chez Blanchot, c’est cela même qui vient au lieu d’un absentement du sens : non comme ce qui supplée malgré tout au sens absent par un surcroît de sens, mais comme ce qui se situe « dans un évanouissement de cette existence ». Mais évanouissement, échappée, kénose, sont peut-être encore des termes qui fixent ce « vide du ciel » évoqué par Nancy, et qui fait peut-être allusion à la « (scène primitive) » de L’Écriture du désastre. Qu’il y ait, dans cette nomination limite, de l’ultime sans dernier mot, c’est ce que montre bien Nancy : « Presque malgré lui, et comme sur la limite extrême de son texte, Blanchot n’a pas cédé sur le nom de Dieu – sur l’inacceptable nom de Dieu- car il a su qu’il fallait encore nommer l’appel innommable, l’appel interminable à l’innomination.» (p. 133).

On posera toutefois la question suivante : plutôt que du christianisme, Blanchot ne serait-il pas plus proche, dès L’Entretien infini, d’un certain rapport au judaïsme, rapport qu’il entend, précisément, comme rapport du sans-rapport, comme rapport au tout autre ? On pense à la méditation développée dans « être juif » : « […] ce que nous devons au monothéisme juif, ce n’est pas la révélation de l’unique Dieu, c’est la révélation de la parole comme ce lieu où les hommes se tiennent en rapport avec ce qui exclut tout rapport : l’infiniment Distant, l’absolument Étranger. »[21] La réflexion sur l’ « inacceptable » nom de Dieu ne pourrait-elle être alors mise en rapport avec l’imprononçable du nom divin dans le judaïsme ? Et Blanchot ne lierait-il pas, secrètement, le travail désœuvrant du neutre et le rapport sans rapport auquel ouvre pour lui le judaîsme ?

 Le chapitre « Résurrection de Blanchot » (on notera la double valence du génitif) a pour point de départ une analyse illuminante de Thomas l’obscur, dans la première version de 1941. Quel lecteur de Thomas l’obscur n’a pas été frappé par cette phrase où l’énoncé théologique se voit très réinvesti sur un mode souverainement énigmatique : « Il marchait, seul Lazare véritable dont la mort même était ressuscitée » ? Analysant admirablement le « cogito mort » qui s’empare de Thomas, Nancy met le texte en relation avec la section « Lazare , veni foras » de L’Espace littéraire. Il attire notre attention sur ce qui, en quelque sorte, insiste et résiste, comme au-delà de l’interruption du registre mythique, interruption que l’on trouve chez Blanchot après L’Espace littéraire, et que Christophe Bident avait justement mise en valeur dans Reconnaissances. La résurrection, ici, ne vise pas à remettre en présence. Elle ne redonne rien, ou plutôt, de façon provocante, bouleversante, elle est résurrection de la mort. Résurrection non morbide, puisqu’il y va du pouvoir même de la littérature, dans la danse légère que cette dernière engage avec l’impossible. Cette résurrection de la mort, c’est aussi, indissolublement, la réouverture (la déclosion ?) d’un espace : « l’espace hors du sens qui précède le sens et qui lui succède .» Dans ce consentement à la résurrection, Jean-Luc Nancy lit l’opposition cardinale entre croyance et foi, entre une croyance qui substantialise ses objets, et une foi qui affaire au rien, c’est-à-dire aussi au pas-rien : « Le consentement à la résurrection consent avant tout au refus de la croyance, tout comme la foi récuse et forclôt cette même croyance.» (p. 146)

On perçoit mieux, à présent, la résonance secrète et profonde qui unit ces lectures de Blanchot au reste de l’ouvrage. Dire qu’elles en constituent le double point focal, ce serait encore, par la métaphore, retrouver cette illusion d’un centre et d’une unicité finale du sens que précisément la déconstruction de Nancy vise à dissiper : aussi faudrait-il ici d’autres termes pour désigner le jeu de reprises, d’échos, qui lie sur un mode quasi musical ces lectures et les autres chapitres du livre. Prend à présent tout son sens le contournement de la dialectique évoqué par Nancy dans le chapitre « La déconstruction du christianisme ». Aussi se posera-t-on, pour conclure, la question suivante : cette démarche autre que dialectique, quel rapport de parenté entretient-elle avec le « neutre » progressivement invoqué par Blanchot comme ce qui déstabilise la dialectique hégélienne ? On pense, dans L’Écriture du désastre, à l’admirable « scène primitive », dont le suspens, nous mène, en quelque sorte au-delà et en-deçà de toute ontologie : « rien est ce qu’il y a, et d’abord rien au-delà ». On pense également, dans le même texte, au long et fondamental fragment consacré à ce qui « cloche dans la dialectique » :

            « S’il y a des limites au champ dialectique, celles-ci se déplaçant sans cesse, il faut perdre la naïveté de croire qu’on puisse, une fois pour toutes, excéder ces limites, désigner des zones de savoir et d’écriture qui y resteraient décidément étrangères, mais à nouveau encore, de par le refus qui l’accompagne et l’altère et la consolide, demandons-nous si ce n’est pas en faisant obstinément son jeu qu’il nous arriverait de la déjouer ou de la mettre en défaut en ce qu’elle ne saurait défaillir. »[22]

            Non point « refus », donc, de la dialectique, mais ce que Blanchot nomme « l’exigence non exigeante, désastreuse, du neutre ». Mais cette exigence « désastreuse », ce désœuvrement à l’œuvre, comment compose-t-il avec la déconstruction du christianisme ? N’est-il pas au-delà, ou en-deçà, de ce mouvement même de déconstruction, qui compose également, selon Jean-Luc Nancy, avec ce que Jacques Derrida aurait appelé une structure archéo-téléologique ? Dans la pensée désœuvrante du neutre, « christianisme », « déconstruction » valent-ils encore comme noms propres ? Mais l’on aura noté que Blanchot parle de désœuvrement, et non de déconstruction…

Penser avec Blanchot, comme le fait ici Jean-Luc Nancy, c’est mobiliser « l’exercice strict et sévère, sobre et pourtant aussi joyeux, de ce qu’on nomme la pensée. »[23] C’est que le geste qui déclôt le double héritage de la métaphysique et de la religion est aussi un geste qui dédouble et désassemble, geste attentif à ce que le poète André du Bouchet nommait « l’ici en deux » : geste de pensée attentif à ce champ de la raison, irréductible à l’exercice du strict entendement, et qui se voit ici, comme à l’impossible, réouvert.

                                                           Gisèle Berkman


[1] On pense ici à Foi et savoir, de Jacques Derrida, mais également à Un homme de peu de foi, et à Sans retour, de Michel Deguy, et il faudrait analyser longuement ce qui unit et disjoint des trois auteurs, autour d’une même préoccupation de la raison, et d’une déconstruction différemment menée du religieux.

[2] Dans ce livre consacré à une analyse de l’iconographie développée autour du motif fameux du « Noli me tangere », se développe une pensée de la figure qui identifie le logos et les figures qui le déploient, tissant autour du christinaisme, une intrigue d’immanence.

[3] Le premier texte a été initialement publié dans le Magazine littéraire, n° 424, spécial « Maurice Blanchot », oct. 2003. Le deuxième a été prononcé en janvier 2003, au début du cycle de conférences consacré à Maurice Blanchot , au centre Georges-Pompidou, sous la direction de Christophe Bident. Les conférences étaient précédées d’un atelier de lectures de Blanchot, dirigé par Pierre-Antoine Villemaine.

[4] Il faudrait en particulier étudier de près la réflexion croisée avec Blanchot sur le thème de la communauté, depuis La communauté désœuvrée (Bourgois, 1986) jusqu’à La communauté affrontée (Galilée, 2001).

[5] Maurice Blanchot, récits critiques, sous la direction de Christophe Bident et Pierre Vilar, éd. Farrago-Léo Scheer,  2003, p. 634-635.

[6] Voir, par exemple, au chapitre « Une exemption de sens », cette notation, p. 185 : « Entre le non-dicible de l’ineffable et le trop-dit d’un dernier mot (je renvoie, bien sûr, à Blanchot), le dire lui-même exige ainsi une exemption de sens. »

[7] Voir, p. 85, cette définition du mourir, dans laquelle Blanchot n’est pas nommé, mais donne sa résonance au thème « Ce qui est en train de changer, dans la configuration instituante de l’Occident, c’est que l’homme n’est plus le mortel en face de l’immortel. Il devient le mourant d’un mourir qui double tout le temps de sa vie. »

[8] Voir p. 81 le commentaire de la « loi de liberté » de Jacques.

[9] Voir notamment « Puissances du sujet divin », in M. Gauchet, Le désenchantement du monde, une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985, p. 136 sq : « il s’agit […] de comprendre le religieux à la lumière de son épuisement terminal, de ce possible moment ou plus rien de ce qui lui a si longtemps procuré écho en nous ne se reconnaîtra plus en lui. »

[10] Voir notamment, sur ce point, le chapitre « Athéisme et monothéisme », p. 35 sq : envisagé sous un certain angle, le monothéisme n’est en effet rien d’autre que la désignation d’un principe transcendant que « Dieu » ne fait que nommer et désigner. C’est aussi ce qui permet de penser la mondialisation comme « mondialisation du monothéisme sous l’une ou l’autre de ses formes » (voir « Déconstruction du monothéisme », p. 49 sq).

[11] Voir, dans «Athéisme et monothéisme », l’analyse de ce qui fait la faiblesse de la logique du principe, p. 37 sq : « La faiblesse insigne de la logique du principe […] se déclare au point crucial où théisme et athéisme se coappartiennent : pour autant que le principe est affirmé, ou bien symétriquement nié, il ne peut que s’affaisser dans sa propre position ou déposition. »

[12] « Une exemption de sens », p. 182.

[13] Voir l’ « Ouverture », p. 22. Prenant pour témoin le Proslogion de Saint Anselme, Jean-Luc Nancy pose que « le principe d’une déclosion est inscrit au cœur de la tradition chrétienne. » Peut-être pourrait-on ici s’interroger sur ce qui fait différer, intimement, déclosion et déconstruction. Les choses sont encore plus explicites dans l’avant-dernier chapitre, « la déconstruction du christianisme », p. 217 : la déconstruction, pose Nancy, « est chrétienne parce que le christianisme est, d’origine, déconstructeur, parce qu’il se rapporte d’emblée à sa propre origine comme à un jeu, à un intervalle, à un battement, une ouverture dans l’origine. »

[14] « Ouverture », p. 21.

[15]  Ce geste, pensons-nous, est à relier à l’intrigue qui se développe chez Levinas : « Il n’y a rien mais il ya de l’être », au motif insistant du pas-rien chez Derrida, et bien sûr à la « scène primitive » de Blanchot dans L’Écriture du désastre : « rien est ce qu’il y a, et d’abord, rien au-delà ».

[16]  Jean-Luc Nancy, Le sens du monde, Galilée, 1993, p. 12.

[17] Jean-Luc Nancy,« Un sujet », in Homme et sujet, la subjectivité en question dans les sciences humaines, Conférences du centre d’études pluridisciplinaires sur la subjectivité, Université Strasbourg -I, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 81 : « Le Christ devient ce qu’il est, en traversant la mort, c’est-à-dire la négativité de la condition finie. Le sujet hégélien c’est fondamentalement le sujet qui s’approprie lui-même par le mouvement de s’incorporer sa propre négativité. »

[18] « La déconstruction du christianisme « , p. 208.

[19] L’Écriture du désastre, Gallimard, 1980, p. 38. Toutefois, Jean-Luc Nancy, dans La Déclosion, n’invoque jamais, à notre connaissance, la catégorie du neutre…

[20] M. Blanchot, L’Entretien infini, Gallimard, 1969, p. 383. Pour Blanchot, il s’agit in fine de rejoindre « l’écriture hors langage, hors théologie » (p. 392).

[21] L’Entretien infini, p. 187. On aurait pu également citer la méditation sur Moïse, dans l’article « grâces (soit rendues) à jacques Derrida »…

[22] ED, p. 120.

[23] «La déconstruction du christianisme », p. 226.

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