Grâce à la suggestion et à l’entremise de Pascal Possoz, nous avons rencontré Didier Sicard. Cet entretien a eu lieu le 15 décembre 2008 à l’Université Paris 7 – Denis Diderot. Didier Sicard évoque pour nous sa lecture de Blanchot, l’importance que cette lecture a pour lui en tant qu’homme et que médecin.
Christophe Bident, Jérémie Majorel, Parham Shahrjerdi
Didier Sicard est médecin, ancien président du Comité consultatif national d’éthique de 1999 à 2008, dont il reste président d’honneur. Il est professeur de médecine à l’université René-Descartes et a été chef de service de médecine interne à l’hôpital Cochin, à Paris. Ouvrages du professeur évoqués dans cet entretien : La Médecine sans le corps, Plon, 2002 ; « L’instrumentalisation du plaisir » in Alain Houziaux (sous la direction de), Le Corps, un plaisir ou un poids ?, Les Editions de l’Atelier / Les Editions Ouvrières, 2006 ; préface et « Prudence et précaution » in Emmanuel Hirsch (sous la direction de), Ethique, médecine et société, Vuibert, 2007 ; préface à Donatien Mallet, La Médecine entre science et existence, Vuibert, 2007.
Pascal Possoz est médecin gastro-entérologue, ancien interne et chef de clinique de Montpellier. Il a été dans un premier temps responsable de la Transplantation Hépatique puis il s’est orienté vers l’alcoologie. Dans ces deux domaines l’expérience de lecture de Blanchot a été déterminante pour la pratique, la réflexion mais aussi pour l’organisation des systèmes de soins : création d’associations d’anciens malades (la Cordée) et de structures d’accompagnement et d’insertion (via voltaire, Portia). Conscient de la difficulté de diffuser et d’enseigner ce qu’il peut comprendre de sa lecture, il a décidé d’en montrer la validité en pratiquant. Pour lui, cette lecture est évidemment une « tâche – extrêmement- sérieuse ».
Cette lecture vous l’avez rencontrée quand, comment, à quel moment de votre parcours ?
Didier Sicard
Je crois que le premier livre a été L’Ecriture du désastre. Mais si j’ai acheté L’Ecriture du désastre, ça veut dire que déjà il [Blanchot] était présent. Pourquoi était-il présent ? Peut-être parce que j’étais fasciné par Bataille, peut-être qu’il y avait quelques phrases de Bataille parlant de Blanchot. J’avais le sentiment que Blanchot existait, qu’il était en réserve de la République et qu’un jour je le rencontrerai. Effectivement quand j’ai appris que j’habite à 75 mètres de lui, ce qui est quand même le comble… mais je ne l’ai jamais rencontré, j’aurais pu le rencontrer, rue Madame.
Christophe Bident
Vous l’avez peut-être croisé!
Didier Sicard
Peut-être, peut-être. Comme toujours, vous savez, une rencontre littéraire, c’est en même temps simple et mystérieux : simple, parce qu’il y a un jour où vous êtes happé ; mystérieux, parce qu’on ne sait pas très bien pourquoi cette présence vous apparaît d’emblée comme une colonne tutélaire. C’est peut-être passé par la Shoah, c’est-à-dire comment, bien que non juif, j’ai été toujours dans ma vie préoccupé par la mémoire de la Shoah, par la façon d’en parler, par le danger de vouloir l’inscrire dans une mémoire factice réelle, mais plutôt de montrer que la Shoah est toujours présente dans notre société potentiellement et que c’est cette obsession qui me suit, qui fait que j’ai une longue amitié avec Claude Lanzmann, avec lequel j’ai longuement échangé, qui peut-être m’a fait accéder à ce livre il y a 28 ans. Et alors peu à peu j’ai acquis toute l’oeuvre de Blanchot, un peu comme un objet dans ma bibliothèque, Pascal Possoz a pu le voir, qui est là comme si j’avais une réponse qu’il ne fallait pas dévoiler. Elle était là, elle gardait plus de potentialité que de réalité, comme si je voulais me protéger de la brûlure que pourrait causer une lecture trop savante. C’est peut-être mon caractère d’être plus gourmand qu’esthète.
Christophe Bident
Vous dites que vous n’êtes pas spécialiste, mais en même temps vous parlez comme un spécialiste ! Vous dites « il y a 28 ans », exactement l’année où a paru L’Ecriture du désastre… Sur cette question de l’expérience de lecture dont vous parlez : se protéger d’une brûlure, là aussi c’est quelque chose qu’on retrouve chez certains premiers lecteurs de Blanchot, je pense à un poète comme Bernard Noël, par exemple, qui fait le récit de cette aventure qui lui arrive, par laquelle il se sent d’une certaine manière à la fois appelé et transi, et du coup le lieu même de l’expérience doit rester protégé ou sauvegardé – comme vous dites, c’est un espace particulier de la bibliothèque. Vous dites que vous regardez ses livres comme une réponse qu’il ne faudrait pas dévoiler…
Didier Sicard
C’est pas très clair. C’est comme si le temps de l’éternité faisait que j’avais toujours la potentialité de m’y référer et que je n’ai pas envie d’épuiser, c’est-à-dire comme si c’était exactement ce que demande la littérature, c’est-à-dire l’infini du possible, d’être tout sauf en situation de maîtriser Blanchot. Pour mes enfants, par exemple, et pour ma femme, Blanchot constitue le refuge, le refuge permanent de la lutte contre les apparences. Blanchot m’aura appris à prendre non pas la bonne distance, parce que je ne sais pas ce qu’est la bonne distance, au moins à prendre de la distance par rapport à la forme, par rapport à l’apparence des choses. J’avais, j’ai toujours un jardin secret de Blanchot, mais ce jardin je ne passe pas mon temps à le pénétrer et à le sillonner, donc c’est pour ça qu’il y a quelque part une sorte d’appropriation de ce que je crois être Blanchot sans vouloir aller jusqu’au bout de ma démarche.
Christophe Bident
Pour entrer dans la dimension médicale plus précisément, Pascal Possoz me disait que vous avez regretté un jour dans un article du Monde que les étudiants en médecine ne lisent pas Blanchot. Pourquoi ?
Didier Sicard
Parce qu’il me paraît être exactement à l’intersection de l’espace qui existe entre une science factuelle, causale, la génétique qui part de A et qui dit le destin, et de ce qu’est l’interrogation permanente sur le fond, c’est-à-dire comme si de l’apparence, de la pseudo-apparence objective des faits médicaux, de la souffrance on pouvait tirer des conclusions, alors que le fond échappe à cette connaissance. C’était cet écart permanent que Blanchot m’avait révélé en me montrant le passage permanent entre une pensée et la confrontation à un fait réel, c’est-à-dire cette espèce de tressage permanent entre les deux. J’ai toujours été effrayé de voir l’enseignement de la médecine, en particulier les étudiants en médecine, penser que l’acquisition des connaissances était une espèce d’empilement, alors même que le passé de la médecine se recouvrait d’obscurité. Autrement dit, si on prend la métaphore de la jungle, on est avec sa machette, on découvre un chemin nouveau et quand on se retourne on s’aperçoit que tout a été recouvert et donc nous obligeant à aller de l’avant. Ce qui m’intéressait, c’était l’inconnu dans le connu. Je trouvais que l’étudiant en médecine n’avait pas de lieu de réflexion plus intéressant pour lui que Blanchot, que je voyais plus interrogatif. Même si la médecine, les maladies sont esquissées, ce n’est pas tellement ce que dit du corps ou de la mort Blanchot, pour les étudiants en médecine, c’est la façon dont il démonte une façon de penser. Le positivisme dont on se moque finit par être plus envahissant que jamais. Ce sentiment qu’il y a une sorte de vérité objective de la médecine qui oublie qu’elle se nourrit perpétuellement de métaphores qu’elle ignore… C’est donc cette réflexion qui d’ailleurs me rapprochait, même si je n’ai jamais fait de psychanalyse – je n’ai jamais été psychanalyste –, sur la réunion hier à l’UNESCO, où je faisais une conférence sur « De la traque à la trappe », je pensais que Blanchot m’avait peut-être beaucoup plus préparé à une réflexion psychanalytique de la médecine que n’importe quel psychanalyste lacanien[1]. Il me révélait que l’imaginaire de la médecine est sans cesse censuré. Ce n’est pas tellement qu’il soit optimiste ou pessimiste, ou qu’il montre une face d’ombre ou une face lumineuse, c’est qu’il passe son temps à s’interroger sur ce qui était inexprimable et que seules peut-être la littérature et l’écriture peuvent exprimer ce qui est inexprimable. C’est une leçon d’humilité permanente sur la science, non pas du tout en étant dans une situation de désinvolture, de remise en question, parce que mon métier est un métier de rigueur et on ne peut pas approcher une pneumonie avec une réflexion blanchotienne… Mais on peut approcher, non pas la signification d’une pneumonie à tel moment, mais on peut s’intéresser à tout ce qui est enfoui. Moi, j’aurai assisté dans ma vie professionnelle à la disparition de la parole. La parole en médecine, c’est terminé. C’est quelque chose qui est au mieux une politesse, mais ce n’est plus opératoire. Elle a été transférée sur des preuves, sur des preuves d’images, sur des preuves biologiques, sur des preuves matérielles. Mais cette espèce de transfert de la souffrance, non pas forcée parce que les malades eux-mêmes participent à cela avec volupté dans la mesure où ils savent que la seule façon d’être entendu par la médecine, c’est d’être un bon malade, c’est-à-dire quelqu’un qui se tait, parce que s’il se tait pas il embarrasse, s’il déborde l’entendement du médecin il n’est plus entendu et il risque d’être considéré comme quelqu’un de marginal, donc pour être bien vu de la médecine, enfin je caricature, il finit par user des mots mêmes de la médecine… Tout ça, ce recouvrement, qui finit par être assez effrayant, de la médecine par une apparence d’efficacité, une apparence de vérité, une apparence de performance, me paraît en contradiction avec ce qu’est la souffrance humaine dans son rapport éventuellement à la médecine.
Christophe Bident
Justement, j’allais un peu dans ce sens, mais parce que vous m’y aviez précédé… C’était en lisant la préface que vous avez donnée au volume Éthique, médecine et société, oùvous écriviez : « Être soignant au XXIè siècle c’est, en même temps que la passion de savoir apprendre, l’humilité teintée d’inquiétude pour l’autre ». Je me demandais si c’était une telle attitude que vous reconnaissiez par exemple dans les récits de Maurice Blanchot.
Didier Sicard
Permanente, c’est-à-dire que l’autre c’est ce trac par rapport à l’autre, c’est l’impression que l’autre est tout sauf maîtrisable et qu’il est le sens même de l’existence. C’est l’opposé du moi, c’est-à-dire un je qui n’advient que parce qu’il est un je dans son rapport à l’autre. J’ai l’impression d’enfoncer des portes ouvertes ou des lieux communs. Paul Ricœur l’a peut-être exprimé de façon encore plus pédagogique. Chez Blanchot, j’ai le sentiment que l’autre est toujours présent sans qu’on parle d’altérité.
Christophe Bident
Oui, sans qu’on le figure éventuellement, nécessairement.
Didier Sicard
Oui. Dans mon métier, quand je parlais de trac ou d’inquiétude, c’est le sentiment que la rencontre avec un malade était toujours la première rencontre avec un être humain et que tout était indéfiniment à rejouer, à refaire et donc on est toujours, ce n’est même pas dans l’humilité, on est à chaque fois dans une nouvelle trace, dans une nouvelle aventure et cette aventure, c’est l’autre qui vous la propose et qui vous l’impose.
Christophe Bident
En me référant encore à un passage que vous avez écrit dans le quatrième chapitre de votre livre La Médecine sans le corps, en 2002, vous dites que vous avez montré aux étudiants dans votre enseignement les représentations du corps dans l’art contemporain et que, eux, ils y voyaient trop souvent « une insulte pour le corps », alors qu’il s’agissait pour vous d’une « perception de la misère et de l’espérance dans un corps malade ». Alors, on comprend assez aisément que vous ayiez choisi en ce sens pour exemples Giacometti, Botero, ou encore Klein… Est-ce que vous pensez que vous auriez pu évoquer Blanchot dans le même sens ?
Didier Sicard
Tout à fait, tout à fait. C’est toujours dans la même obsession de ne pas être prisonnier d’une représentation extérieure vers laquelle tout le monde converge en s’extasiant : « c’est beau ! » C’est simplement de s’interroger sur, non pas le sens caché des choses parce que je n’ai pas plus d’accès au sens caché des choses qu’un autre, mais au moins de tenter de le déchiffrer, d’aller au-delà. C’est toujours cette méfiance par rapport à la surface. Faire revenir le fond vers la surface. Avec les étudiants, j’avais essayé, mais beaucoup moins souvent qu’avec l’art contemporain. Peut-être que je n’étais pas forcément très à l’aise et puis j’ai rarement eu des demandes en ce sens. Peut-être que j’ai le sentiment de ne pas être très généreux dans ce domaine, pas très généreux dans la mesure où faire partager Blanchot, on n’a pas envie de faire partager quelqu’un qui serait un mode d’emploi de la vie. Ce n’est pas un maître à penser. C’est quelqu’un qui vous renvoie à vous-même et qui stabilise une interrogation sur tel ou tel aspect de la vie. Il va à un moment donné inscrire une phrase ou un mot, là j’en prenais deux, à partir desquels on peut se constituer son propre imaginaire.
Christophe Bident
C’étaient lesquels ?
Didier Sicard
C’était ces deux phrases. Une que j’ai citée d’ailleurs hier en terminant Dolto : « La nécessité même de maintenir la recherche ouverte dans ce lieu où trouver, c’est montrer des traces et non inventer des preuves »[2]. Et la deuxième : « Penser, c’est toujours apprendre à penser le manque qu’est aussi la pensée et, parlant, à préserver le manque en l’amenant à la parole »[3]. Mon métier, c’est le sentiment permanent du manque, permanent. C’est ce que je disais dans le séminaire que Pascal Possoz avait organisé : c’est que ma conviction, ou pas ma conviction, je ne sais pas, c’est que ce sentiment du manque est presque nécessaire sur le plan opératoire pour rencontrer l’autre et que si l’on est dans un sentiment, même pas de maîtrise, mais qu’on domine une question, ça peut être très utile, on peut enseigner – mais je pense qu’on ne peut pas transmettre quelque chose qui n’est pas en creux en soi-même. En fait, je pense qu’on transmet plus, c’est le paradoxe, un manque qu’un plein. Cela je le vis, je n’en fais pas une angoisse, peut-être que j’essaie de me protéger de cette faiblesse en l’assumant.
Parham Shahrjerdi
La biographie de Blanchot ainsi que les témoignages, par exemple ceux de Monique Antelme ou de Maurice Nadeau, nous rappellent la santé fragile de Blanchot. D’après vous, y a-t-il un rapport entre la littérature et la santé ? Ici nous pensons surtout à Deleuze qui présente l’écrivain non pas comme un malade mais plutôt comme un médecin, « médecin de soi-même et du monde […] La littérature apparaît alors comme une entreprise de santé : non pas que l’écrivain ait une grande santé, mais il jouit d’une irrésistible petite santé… ». C’est dans Critique et clinique et dans La Folie du jour Blanchot écrit : « Maintenant, mon existence est d’une solidité surprenante ; même les maladies mortelles me jugent coriace… ». Est-ce qu’il y aurait donc une relation entre la littérature et la médecine, et en l’occurrence, entre la littérature de Blanchot et ce que vous appelez la médecine interne, c’est-à-dire une certaine relation corps-esprit ? En somme, une médecine sans corps pourrait se traduire aussi par une littérature qui guérit le corps ?
Didier Sicard
La dernière phrase, je ne la vois pas très claire… Je repartirais de la phrase d’Antonin Artaud, qui était dans l’exposition à la BNF il y a un an et demi à peu près, cette phrase m’avait beaucoup frappé : « la maladie c’est la bonne santé de l’art », « la bonne santé c’est la maladie ». Je suis absolument convaincu que la guérison, ou en tout cas le sursaut après la maladie, est la prise de conscience de la relation au monde. Il n’y a pas pire obstacle à la création que la bonne santé. Dans ce domaine, le sentiment de fragilité, que ce soit chez Bousquet, etc… L’être qui est toujours dans la plénitude de ses moyens physiques, mentaux, me paraît être dans une impuissance créatrice. Là encore on peut rejoindre le manque, c’est-à-dire comment le sentiment de la fragilité, de la vulnérabilité vous fait accéder à une autre dimension de l’être. Alors la dernière phrase… je n’ai pas bien compris.
Parham Shahrjerdi
Je parlais en fait de la médecine interne, la relation corps-esprit que vous évoquiez dans votre article et je me demandais si entre la littérature blanchotienne et la médecine sans corps il y avait un rapport quelconque.
Didier Sicard
Je n’ai pas réfléchi dans ce terme, je ne le crois pas très étroit. La médecine sans le corps, c’est une interrogation sur ce que je disais tout à l’heure, c’est-à-dire qu’il y a une dissociation entre la perception subjective des troubles de l’existence et la médecine qui s’approprie son territoire et qui convoque des malades pour savoir trier ceux qui sont accessibles à la médecine et ceux qui ne le sont pas. Donc la médecine sans le corps, c’est une médecine qui est devenue autiste, de plus en plus, c’est une médecine qui croit que plus elle se perfectionne plus elle a accès. Ce n’est pas de ma part une mise en cause du perfectionnement, ce n’est pas une critique de la médecine, c’est simplement un exil du corps vers la médecine. Au fond, il y a presque une schizophrénie croissante entre la perception du corps dans laquelle les malades n’ont plus confiance et la médecine dans laquelle ils ont une totale confiance. Donc la seule vérité, c’est celle que dit la médecine, avec ce paradoxe : le réel du corps a moins de sens que le virtuel dit par la médecine. Non pas qu’il ne soit pas utile, c’est pas une question d’utilitarisme, faire une radio pulmonaire est irremplaçable. Comme toujours ce n’est pas parce que c’est irremplaçable que l’ensemble de l’imagerie a vocation à parler de la personne. Or à un moment donné, ce que j’aurais pu voir par exemple chez les étudiants, c’est la peur de l’autre parce que l’autre oblige à l’affrontement du corps et que, ayant peur, ils sont de plus en plus loin… et que quand les malades sont dans l’hôpital, l’étudiant ne l’examine plus et donc moins il les examine, plus il a peur de les examiner, plus il a l’impression que c’est une relation triviale qui n’a plus rien de professionnel, donc il y a une angoisse, donc la seule façon de vaincre l’angoisse c’est de la capturer dans la salle de staff où on parle des gens extérieurement. Blanchot dans ce rapport, je n’ai pas réfléchi dans ce terme, je n’ai pas tellement réfléchi dans ce sens. L’autre parallèle que je faisais c’est que, dans la crise financière que nous vivons, cela me paraît être exactement la même chose, c’est la finance sans le travail. A un certain moment la dissociation du travail et de la finance aboutit à ce que la finance s’autonomise et est totalement indifférente aux relations entre l’homme et son travail, et donc aboutit à ne travailler que pour elle. Donc on pourrait dire que la finance sans le travail, c’est la même chose.
Jérémie Majorel
Je voudrais revenir à l’importance qu’a pour vous L’Ecriture du désastre. Je remarque qu’en épigraphe à La Médecine sans le corps, vous placez cette phrase de L’Ecriture du désastre : « Si je dis : le désastre veille, ce n’est pas pour donner un sujet à la veille, c’est pour dire : la veille ne se passe pas sous un ciel sidéral ». Je voudrais savoir quel sens a pour vous cette phrase, et pourquoi la mettre en épigraphe de votre livre?
Didier Sicard
Je n’ai pas relu L’Ecriture du désastre, j’ai été pris par trop de choses… j’aurais dû le relire un petit peu…
Christophe Bident
C’est un peu tout le mystère des phrases qu’on met en épigraphe…
Didier Sicard
Oui, c’est qu’elle me frappe ! D’ailleurs j’ai apporté un exemplaire assez rare, parce que c’est l’exemplaire du roi.
Il se lève et va chercher dans son sac son exemplaire de L’Écriture du désastre, protégé par un étui.
Christophe Bident
Vous n’êtes pas spécialiste, mais vous vous faites envier des spécialistes ! C’est l’exemplaire 1… On ne peut pas vous demander comment vous l’avez eu ?…
Didier Sicard
Je l’ai acheté tout simplement, à cette époque-là, c’était en 1981 à peu près, quelque chose comme 300 francs, chez un libraire qui a disparu, qui s’appelait « Obliques », qui était sur un quai rive droite, pas très loin de la cité universitaire des artistes, près de la rue Saint-Paul. Je suis tombé dessus par hasard, comme ça, je l’ai acheté.
Didier Sicard revient à la question de Jérémie Majorel.
Ma perception, là encore très superficielle, c’est que la veille est un engagement, ce n’est pas accessoire, on n’allume pas un écran pour observer, je pense que c’est une dynamique du désir, de ce qui pourrait se passer, c’est une mise en route, ce n’est pas une attente.
Jérémie Majorel
Plus simplement, est-ce que c’est le livre de Blanchot qui vous touche le plus en tant que médecin ?
Didier Sicard
Non, je ne crois pas. En fait, moi, j’étais plutôt dans le désastre dans le sens Shoah, pas dans le sens médecine. Peut-être comme médecin, c’étaient L’Arrêt de mort et Thomas l’obscur, dans cette relation étrange à la mort qui échappe au discernement d’une compréhension simple. L’Ecriture du désastre je ne l’ai jamais lu sous un angle médical, mais peut-être que si je le relisais maintenant je trouverais des arguments que je n’ai pas perçus à cette époque.
Jérémie Majorel
Plus sous l’angle éthique alors ?
Didier Sicard
Oui.
Jérémie Majorel
Vous dites à propos de Lanzmann que dans Shoah, « il parvient à ce que de l’indicible puisse surgir en creux le désastre », toujours dans La Médecine sans le corps. Faut-il prendre cette phrase dans le même sens que celui que vous donnez à l’épigraphe de La Médecine sans le corps ?
Didier Sicard
Je soutenais dans le débat qu’il y a eu il y a à peu près deux ou trois ans avec Georges Didi-Huberman sur la mise en images de la Shoah, sur ces images concentrationnaires de femmes, comment une inscription dans le réel peut être une espèce de paravent contre le désastre et que l’absence, par exemple, d’images dans le film Shoah me paraît beaucoup plus restituer un imaginaire, parce que c’est indicible, parce que des larmes surviennent chez tel ou tel sonderkommando, que tel document d’images[4]. Le livre d’Hilberg, je l’ai lu avec énormément d’attention, cela apporte des éléments. Mais ce qui m’a toujours paru extraordinaire dans ce film, c’est qu’il mettait en route non pas seulement un imaginaire mais le sentiment de la participation de celui qui regarde. La responsabilité de celui qui regarde apparaît évidente parce qu’il n’y a pas d’images.
Jérémie Majorel
Justement le rapport de Blanchot à l’image est un rapport qui invite à la responsabilité vis-à-vis de la surexposition aux images.
Didier Sicard
Oui.
Parham Shahrjerdi
Dans la préface que vous donnez en 2007 au livre de Donatien Mallet, La Médecine entre science et existence…
Didier Sicard
Mais vous avez fait un travail de… !
Christophe Bident
Nous sommes des universitaires… On travaille, on vous a lu !…
Parham Shahrjerdi
…vous opposez l’attente, ouverte, à l’expectation, fermée. L’exemple que vous donnez pour illustrer l’infini de l’attente est bien sûr Godot. Vous savez peut-être que Beckett avait écrit à Blanchot pour lui dire combien il se reconnaissait dans quelques passages de L’Attente l’oubli. Est-ce à cela que vous pensez, une attente mâtinée d’oubli ?
Didier Sicard
Je pensais à En attendant Godot, je ne pensais pas à Blanchot en écrivant cela. L’expectation me paraît être une des menaces sociales contemporaines dans la mesure où il faut qu’un événement survienne ou ne survienne pas dans un temps fini et que seul le temps chronologique finit par imprimer sa réalité. Dans d’autres cultures, dans d’autres traditions qui paraissent quelquefois pour le voyageur insupportables, l’attente est une attente d’un rapport humain et n’a pas forcément de sanction. À Christophe Bident : Vous parliez tout à l’heure de votre bronchite, de votre pneumonie, je suis toujours frappé de voir qu’un malade, quand il a un symptôme lundi, la première question c’est « est-ce que vendredi je pourrai aller à Montpellier ? » C’est logique, légitime et en même temps avoir les éléments pour penser que c’est grave ou pas grave, c’est ne pas vouloir inscrire l’élément présent dans une inscription future concrète. La médecine, je trouve, a fini par tomber dans le piège d’une expectation permanente. Seule l’attente permet de restituer au sujet autre chose, lui donne toute sa dimension. L’expectation gomme, finit par lui faire perdre conscience de ce qu’est son présent. J’ai écrit cela parce que je me souviens que j’avais été à une période assez agacé par cette situation. Comme toujours dans la vie, vous savez, il y a des moments où vous êtes préoccupé par une question et puis après vous l’oubliez, vous changez. Peut-être que je suis un nomade dans ce domaine.
Parham Shahrjerdi
Toujours pour rester sur Godot… On a pu croire que Godot était Dieu, en tout cas, il y une attente interminable pour que quelqu’un vienne ou survienne, pour que quelque chose se produise, mais cela ne se fait pas, vous dites : « c’est justement parce que Godot n’arrive pas que l’humanité est en marche » (dans La Médecine entre science et existence). En même temps, nous constatons la présence du « nom de Dieu » dans vos écrits. Comment vous positionnez-vous par rapport à l’athéisme et l’écriture de Blanchot ?
Didier Sicard
Quand tout à l’heure on était au 5e étage du bâtiment F, on avait échangé un petit peu avec Pascal, je ne sais plus à quel propos, on avait évoqué Levinas. Hier matin au colloque Françoise Dolto, quelqu’un disait que le Christ avait été le premier psychanalyste. Autrement dit, je fais une séparation radicale entre une croyance, je dirais presque utilitariste, en utilisant ce mot d’une façon un peu perverse, une croyance d’un pauvre hère qui se raccroche à des branches, et le sentiment que l’être humain est en périphérie de quelque chose dont il ne connaît pas le centre. Ce qui m’intéresse, c’est le sentiment qu’un inconnaissable existe et que cet inconnaissable, je n’y aurai jamais accès et que n’y ayant pas accès, je ne peux pas le nier, car nier l’inconnaissable n’a pas de sens. Donc, sans avoir une position pascalienne, le sentiment d’humilité, d’accepter d’être éclairé. Moi je suis protestant – familialement, je ne suis pas devenu protestant comme ça. C’est le sentiment de faire partie d’une humanité qui se débat, et c’est vrai que ce n’est pas facile à être perçu par l’homme, d’être aimé par cet inconnaissable. Par conséquent, la seule façon que j’ai est de répondre au sentiment, la responsabilité, répondre à l’inconnaissable avec ma fragilité. Blanchot ne me gêne pas là-dedans : le il y a peut très très bien être de l’inconnaissable et je ne lui donne ni une vision théologique ni une vision athée.
Christophe Bident
C’est peut-être ce qui vous rapproche aussi de la figure que vous avez nommée au début, Bataille, ni athée ni théologique mais athéologique, comme il le disait. J’ai été frappé aussi que certaines de vos formulations soient fondées sur cette sorte de dialectique entre connu et inconnu dont vous avez parlé au début, ou sur ce va-et-vient entre le connu et l’inconnu ou sur ce que vous venez de rappeler, l’inconnaissable. Ce sont des termes qui arc-boutent l’expérience de Bataille. Dans L’Expérience intérieure, par exemple, qui est un peu son livre socle à cet égard et qui est un livre qu’il a conçu en partie avec Blanchot d’ailleurs, puisqu’ils venaient de se rencontrer et que Blanchot assistait aux séances où Bataille lisait les extraits du livre qui allait paraître, c’est dans ce livre précisément qu’on trouve tous ces propos. Je pense à une phrase toute simple d’ailleurs mais fondamentale en même temps, que Bataille écrit dans ce livre, et qui revient un peu plus tard dans La Haine de la poésie, il dit : « la poésie c’est ce qui mène du connu à l’inconnu ». Et donc, la place ou la non place de l’inconnaissable que vous évoquez va exactement dans ce sens, enfin il me semble. Ce qui me semble un peu lié aussi, c’est cette question de l’« amortalité », dont vous parlez dans votre article « L’instrumentalisation du plaisir ». Vous évoquez « l’amortalité » contemporaine, qui suppose un rapport au temps qui élimine justement toutes les béances. Je me demandais, puisque vous parliez tout à l’heure, par exemple, de L’Arrêt de mort ou de Thomas l’obscur où il y a un rapport, je ne sais plus comment vous le nommiez, trouble peut-être justement et donc inquiétant, dans le sens aussi où il nous fait sortir de notre quiétude, un rapport un peu angoissant forcément à la mort… est-ce que ce n’est pas précisément contre cette « amortalité », contre ce rapport au temps qui élimine toutes les béances, que la narration blanchotienne est construite, ce qui nous permettrait de comprendre votre intérêt pour Blanchot ?
Didier Sicard
A un niveau peut-être inconnu de moi-même à ce moment-là. Peut-être de l’extérieur.
Christophe Bident
En tout cas un rapport au temps et à la mort qui précisément n’élimine pas les béances.
Didier Sicard
C’est que quand même je pense dans deux espaces qui sont assez séparés l’un de l’autre. Quand je parle d’ « amortalité », c’est plutôt dans le sens de la disparition de l’affrontement de la mort dans sa radicalité et dans son contournement que ce soit par l’euthanasie, que ce soit par des pratiques d’acharnement thérapeutique, que ce soit par l’éviction de la mort dans la cité, que ce soit par les cellules souches, que ce soit par les prolongations. La vie de Sharon me fascine actuellement à Jérusalem ou à Tel-Aviv, cette survie. Mais je n’en ai pas fait une lecture telle que vous la proposez. Mais peut-être que si je travaillais dessus j’y réfléchirais et je retrouverais un lien qui me paraît pour le moment un peu élastique.
Pascal Possoz
Je voudrais revenir quand même sur l’importance qu’il y aurait à enseigner Blanchot aux étudiants en médecine, revenir sur cette réflexion de l’importance d’une pensée de l’ouverture qui déstabilise, qui entraîne un vrai déséquilibre aussi dans la pensée. C’est vrai qu’on ne peut pas, on ne peut pas prescrire Blanchot, on ne peut pas le prescrire, parce qu’en fait il apparaît effectivement comme une figure au détour d’autres lectures, il apparaît comme ça, on va le chercher, un appel, une sorte d’élan, un insondable qui fait…
Didier Sicard
…c’est-à-dire qu’il y a un terreau préalable, c’est ça le problème. Blanchot prescrit, arrivant dans un terreau non préalable, va être insupportable parce qu’il va apparaître comme totalement artificiel, abusivement complexe, alors que s’il arrive comme une réponse à une question existentielle que tout le monde devrait se poser… Il y a au fond tout un travail, comme s’il fallait L1/L2 avant le master.
Pascal Possoz
Oui, c’est ça, parce qu’en fait il apparaît nominalement très rarement, parce que dans nos lectures on va lire Bataille, on va l’entendre, on va dire Artaud et jamais de façon primaire on ne va dire Blanchot.
Didier Sicard
C’est cela qui m’a surpris, parce que moi j’ai le sentiment que… vous m’avez beaucoup étonné parce que pour moi j’ai l’impression que Blanchot, il était absolument sur le même plan que Bataille, qu’il était dans l’université, qu’il avait une place considérable, que c’était… qu’il était fondateur même d’une pensée dont j’étais fier qu’elle soit française. Foucault, Blanchot, Bataille me paraissaient… J’étais un peu surpris quand Pascal me disait qu’à l’université, ce n’est pas forcément le cas.
Christophe Bident
Non.
Didier Sicard
C’est étrange ça, c’est étrange. La question que je me posais, c’était que ce n’est pas étrange et que peut-être ce qui est intéressant c’est que la société se défend contre une vision de Blanchot qui est perpétuellement en train de miner l’apparence d’une littérature qui n’en est pas une. Comment il donne à voir en même temps la littérature et en même temps le mécanisme qui met en pièces ce qui est écrit, c’est peut-être ça qui est insupportable. C’est comme s’il y avait en même temps le dire et l’interrogation sur le dire. Exactement comme l’étudiant en médecine ne supporte pas qu’on lui donne un tissu de connaissances et qu’on lui donne en même temps les grenades pour le faire exploser, parce que ça pour lui c’est insupportable. Il dit « je veux bien, laissez-moi le temps d’apprendre et puis quand j’aurai le temps… vous vous êtes vieux, vous avez le temps de le faire ». Je trouve que ce qui est fascinant dans Blanchot, c’est que c’est perpétuellement une destruction de ce qui est sans cesse exprimé et pour moi c’est cela, la vie. La vie, c’est perpétuellement une construction – destruction, ce passage, l’ombre dans la lumière, etc., non pas une dialectique, mais cette menace qui arrive sur tout événement dont on ne voit que la face de lumière.
Christophe Bident
On n’est pas loin encore de la définition de la poésie, d’une autre définition de la poésie par Bataille dans L’Expérience intérieure : la destruction des mots, le sacrifice des mots, le lieu du langage où les mots se sacrifient.
Didier Sicard
Vous confirmez ce que disait Pascal, c’est-à-dire comment à l’université Blanchot n’est pas considéré comme essentiel ?
Christophe Bident
Oui, globalement, après il est évidemment peut-être davantage présent dans certaines universités que d’autres, il y a une situation qui est aussi très différente en France et à l’étranger, ou selon le pays étranger. Je dirais que, globalement, il y a une tendance à récupérer ce qui peut-être facilement récupérable de lui, c’est-à-dire qu’on le cantonne à L’Espace littéraire et Le Livre à venir, c’est-à-dire les deux livres où on peut avoir l’impression qu’il donne des réponses sur ce qu’est l’espace littéraire, construit à partir de grandes figures tutélaires que sont Kafka, Mallarmé, Rilke. Ou Le Livre à venir qui est construit comme vous le savez de petits chapitres, comme une sorte de panthéon littéraire un peu classique et surtout contemporain et qui peut donner l’impression effective d’apporter des réponses. Chaque article offre un peu le dernier mot sur un auteur. Alors ces livres-là sont davantage lus.
Didier Sicard
Par exemple, Aminadab ?
Christophe Bident
Totalement oublié, totalement aux abonnés absents.
Didier Sicard
Pour moi, c’est un livre qui m’a…
Christophe Bident
…il y a eu une thèse sur Aminadab il y a quelques années, quelques articles, mais c’est un livre qu’on n’imaginerait pas une seconde mis au programme d’un cours universitaire, encore moins au programme d’un concours national.
Pascal Possoz
Justement pour la lecture d’un médecin, Aminadab, il y a des fondements immédiats, parce qu’on a vraiment l’impression d’entrer soit dans un hôpital, soit dans un asile, soit dans des pièces, on est autour d’une relation à l’autre qui est aussi autour du psychotique, autour de l’autre, on est enchaîné en permanence, les images, c’est cinématographique, on rentre une caméra à l’œil. C’est vrai que c’est extrêmement présent dans notre pratique. Je voudrais revenir quand même sur ce qui se passe, pourquoi c’est vraiment fondamental de réinterroger Blanchot, effectivement, au-delà de l’univers de fascination dans lequel il nous propulse. C’est qu’effectivement on est devant de très grands enjeux en ce moment. Vous parliez de l’autre comme représentation en médecine, maintenant nous ne sommes que dans la représentation de l’autre, mais pas la bonne représentation, ça pourrait être une représentation artistique ou une forme suprasensible, mais non, on est dans la représentation qui fait que l’on n’a plus accès au toucher. On ne touche plus. Quand même, le plus important en médecine, c’est de toucher. On ne touche plus, mais je crois aussi que c’est par la peur absolue de traverser le désir. Quand on fait un examen médical, on est amené à toucher et à traverser une initiation qui fait qu’à un moment donné on va faire des touchers. Le toucher rectal, le toucher vaginal sont des examens normaux. Sinon on ne comprend rien, on passe à côté du diagnostic. Donc on va s’exclure de l’univers de l’autre et du toucher, de la relation à l’autre, on n’y comprend rien à part l’objectivation, l’objectivité d’une image qui ne nous dit rien. Une pneumonie, je me souviens d’un Chinois, un grand scientifique chinois qui est venu me voir parce qu’il avait une douleur dans le ventre. En fait, comme chez les enfants, ce Chinois avait une douleur dans le ventre qui était une pneumonie. C’est lui qui a guidé ma main pour l’amener à son cou, la douleur lui a fait monter ma main jusqu’à son cou. C’est une expérience extraordinairement importante. Blanchot est fondamental : dans le manque dont on parle, ce n’est pas le manque de Lacan, ce n’est pas le manque de la castration, ce n’est pas le manque du phallus, cela déplace la question du manque sur le désastre, c’est autre chose.
Didier Sicard
Oui, le paradoxe c’est que quand on touche, on s’aperçoit que le vécu de l’autre est inaccessible. Quand on ne touche pas, on n’a même pas cette perception que le vécu de l’autre est inaccessible. Au fond, plus on est proche, plus on est éloigné. Mais on a le sentiment de l’éloignement, ce qui induit un certain nombre de conséquences en retour. Et quand on ne touche pas, le vécu de l’autre est abstrait et en même temps, étant abstrait, on croit qu’avec le scanner on accède. Découvrir que l’autre est dans une totale étrangeté ne peut passer que par la proximité.
Pascal Possoz
Oui, absolument. La représentation peut être extrêmement dangereuse. Par exemple, j’ai pour patient un chirurgien orthopédiste qui s’est cassé le calcanéum. C’est un os, le talon. Il n’a pas voulu voir l’image parce qu’il s’est dit qu’il n’aurait jamais pu se rééduquer en voyant l’image. Et maintenant, il fait le marathon de Pékin, etc. Il est chirurgien et il ne veut pas voir l’image.
Didier Sicard
C’est ce que je disais au déjeuner sur la notion de prédiction. La prédiction en médecine fait advenir…
Pascal Possoz
C’est notre côté chaman !
Didier Sicard
Oui… La tragédie contemporaine politique, c’est l’obsession d’une prédiction qui croit qu’elle protège alors qu’elle vulnérabilise.
Pascal Possoz
Elle écrit. Quand la médecine écrit, on est foutu. On ne peut pas écrire le destin de l’autre. A partir du moment où on écrit son destin, c’est qu’il est foutu. C’est pour ça que Blanchot est fondamental pour la médecine, si on ne le lit pas actuellement, si on n’étudie pas son importance, on est dans une réduction absolue de l’autre, même pas une réduction intéressante comme la réduction phénoménologique. Il n’y a rien, l’autre n’est plus rien d’autre que l’objet. On nous demande d’être l’objet de l’autre. Qu’il n’y ait plus d’intersubjectivité et que tout soit dans l’objectivité est une idée absolument impossible et délirante et kafkaïenne et infernale.
Didier Sicard
Mais, ce qui est intéressant, c’est comment l’absence de Blanchot en médecine est signifiante, parce que cela mettrait en péril peut-être l’ensemble de la médecine. C’est cela qui serait dangereux.
Pascal Possoz
C’est comme le frère de Pierre Madaule, qui avait pris le nom de Puységur, un alchimiste, et qui avait écrit La Grande Bibliothèque : il introduit un livre dans « la grande bibliothèque » et le livre va détruire la bibliothèque. C’est intéressant, j’ai relu aussi Blanchot parlant de Borges. Donc le livre détruit la bibliothèque. Et après donc il y a Pierre Madaule dans Véronique et les chastes où carrément c’était L’Arrêt de mort qui allait détruire la possibilité même de toute littérature et du monde. Comme vous le disiez tout à l’heure, fondamentalement, s’il n’y a pas la visibilité ni la figure de Blanchot, c’est qu’il s’est exclu pour nous laisser voir la Shoah. On n’a pas de dette envers Blanchot, il n’y a pas de figure de maître. Il nous fait le don de la dette à la Shoah mais en le faisant, dans la capacité où on pourrait l’observer, il laisse le dividende. C’est pour cela que c’est loin d’être un nihiliste. Il nous redonne la possibilité d’inventer un possible langage après ce qui est innommable. Il y a ce résidu qui reste. C’est vrai que cette traversée est impossible pour le psychisme normal. C’est très périlleux la lecture de Blanchot et je ne pense pas qu’on puisse… c’est périlleux, c’est tellement périlleux et déstructurant que je pense que c’est une expérience forte : il faut quand même se raccrocher aux branches.
Didier Sicard
Déstructurant, je ne sais pas. Ce n’est pas forcément déstructurant, parce que justement on n’est pas nulle part. Moi je ne le vois pas du tout comme déstructurant, au contraire. Je pense que j’aurais été dans mon métier très différemment si je n’avais pas été… je n’ai pas trouvé en Blanchot une façon d’apaiser mes questions sans réponse.
[1] Didier Sicard est intervenu le 14 décembre 2008 au colloque « Françoise Dolto, actualité d’une pensée » à l’UNESCO (NDLR).
[2] Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Gallimard, 1959, coll.folio, p.341(NDLR).
[4] Cf. Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Minuit, 2003 (NDLR).