« Dans l’œuvre l’homme parle, mais l’œuvre donne voix, en l’homme, à ce qui ne parle pas ».
Maurice Blanchot, L’espace littéraire
Avec la mort tout devient simple ! Jamais adage ne fut plus amplement vérifié. A l’occasion du premier anniversaire de la disparition de Maurice Blanchot, peut-être le temps est-il venu de faire le point.
Rappelons, pour commencer, les faits. Maurice Blanchot est attaqué avec constance en raison de son indéniable engagement politique à la droite de la droite dans les années 30 ; par ailleurs, son œuvre, qui porte haut « la mort », est régulièrement accusée de se complaire dans le nihilisme et « la nécrophilie » (1). Ce que récusent, arguments à l’appui, les plus fervents lecteurs de l’œuvre ! Vaine querelle, dira-t-on, si elle ne concernait l’un des penseurs et écrivains majeurs du XXème siècle, puisqu’au moins sur ce point les opinions convergent.
Les années 30 révèlent toute la complexité d’un jeune homme qui se cherche . Il y eut, c’est vrai, la radicalité de l’avant-guerre, le risque pris de préférer le chaos et ses promesses mythiques aux désordres d’une époque qui touchait à la fin du monde. Partant de là, des mots d’ordre à l’emporte–pièce, pour prouver qu’on saurait, comme cela, trouver à qui parler … Les textes publiés par Blanchot dans les journaux d’une droite extrême, quoique clairement anti-nazie (2), livrent les éléments d’une guerre toute intérieure où ses démons l’emportent. De droite, fasciné par la mort, appelé par le néant : toutes ces affirmations sont justes même si, durant ces années là, quelqu’un en lui le porte aussi vers de tout autres lieux. On en trouvera mille signes dans la vie comme dans l’œuvre : proximité fraternelle à Lévinas ; dans la foulée, une ouverture toute juive de la pensée de l’être à la question de l’autre. Une telle inspiration imprègne d’ailleurs les tous premiers récits.
On connaît mieux l’œuvre de l’après-guerre, les livres marquants comme L’arrêt de mort, ( 1948) ou l’Espace littéraire (1955). Des récits aux essais, une lecture attentive révèle une absolue nécessité d’avancer dans la nuit.
« S’affirmer ce n’est pas nécessairement mettre plus de ‘‘Je’’ dans le monde, c’est aussi chercher à ne mettre personne là où il y a ‘‘ Je ’’ » écrit Blanchot en 1947. Une interprétation rapide trouvera la confirmation attendue d’un nihilisme qui semble s’afficher. Mais au-delà des apparences, on retiendra aussi la volonté de s’affirmer que manifeste l’auteur. « Je suis à la recherche d’un homme que je ne connais pas, qui jamais ne fut tant moi-même que depuis que je le cherche » : ces mots d’Edmond Jabès prolongent le propos de Blanchot. L’affirmation qu’il revendique traduit ce rendez-vous qu’a l’homme avec lui-même.Personne , ce n’est alors personne d’identifiable ; mais c’est aussi l’être fantomatique, entièrement absorbé par sa tâche, qui apparaît quand «je me livre à l’inconnu que je suis… »
Ainsi, lorsque l’on cherche dans la nuit du temps, ce n’est pas l’homme qui donne son sens à l’œuvre mais l’œuvre qui donne sa vie à l’homme. D’où cettefataleaffirmation de soi en écrivain ; d’où ce oui à la vie, la vie qu’il doit à la littérature !
Comme nous le montre sa biographie, Maurice Blanchot lui-même s’est battu toute sa vie avec cette force vitale qui le dépasse , pour accepter, tant bien que mal, une telle idée de la vie, sa vie. Et si l’on cherche la vérité d’un homme, c’est à la vérité de cet homme-là, qui se trouve dans son œuvre, que l’on doit s’attacher sans autre forme de préjugés.
Dans une telle perspective, la position de Blanchot est parfaitement lisible : pour vivre sa vie de tous les jours, il doit d’abord prendre cela en compte , que son être profond le porte vers la mort. Les faits sont là. Comment nier, alors, que Maurice Blanchot a infléchi sa réflexion dans le sens de son désir ? Mais quand sa vie l’emporte, l’écriture et les livres sont le lieu d’élection d’une vie peut-être pas vécue au sens trivial du terme mais autrement vivante et qui engage, au-delà de son être, la force de l’esprit (3).La leçon de ses livres est alors éclatante : écrire c’est endurer le partage ; c’est mettre sa vie en jeu, et écrire, pour la vivre, cette vie qui se conçoit à l’intérieur de l’homme mais s’ouvre à l’infini… Quoi de mortifère dans cette façon de vivre en écrivant sa vie où se rejoignent tous les grands noms de la littérature moderne, Rimbaud, Kafka, Proust ou Virginia Woolf… ?
Pour mieux comprendre une telle évolution et le retour sur soi d’un homme , on situera en 1944 cette véritable insurrection de la vie. Il y eut, certes, d’abord, le temps de la guerre. Ce fut le moment du vrai courage et de l’action, des faits et gestes, des preuves données. Cela consista à sauver au péril de sa propre vie, ceux -juifs en tout premier lieu – que cette guerre là vouait au fin fond de la barbarie. Il y eut surtout la fin de la guerre …
Un court récit autobiographique, L’instant de ma mort (1994), éclaire le singulier destin de l’homme . Rappelons en l’essentiel : mi-44, les troupes nazis sur le qui-vive, une attitude du narrateur considérée comme arrogante et qui entraîne son immédiate condamnation à mort. Le « bruit considérable d’une proche bataille », menée par les camarades du maquis, éloigne le lieutenant nazi. L’un des hommes du peloton d’exécution, en fait composé d’étrangers (les Russes de l’armée Vlassov), profite de l’occasion pour « lui faire signe de disparaître »…
On l’imagine, après une telle épreuve, Maurice Blanchot ne sera plus le même homme. Quelques rares notations évoquent ainsi la façon dont l’homme a vécu la scène : « peut-être l’extase », « une sorte de béatitude », la « voix ferme » de l’autre – un russe ! – qui lui indique la seule issue possible … . Autant de signes qui ne trompent pas ; tout donne à croire qu’il s’agit bien d’une scène de conversion. Une conversion due à ces circonstances exceptionnelles ; ce n’est pas tous les jours qu’on voit la mort en face. Qui s’étonnera alors qu’un lent mouvement entamé depuis toujours prenne corps en une seconde ? Une scène de conversion où l’ange finit par vaincre ses démons, où le fantôme défait le spectre de la mort, où l’événement de la vie l’emporte sur le non-événement de la mort!(4) Le livre s’arrête sur ce tournant de la vie. Une dernière page évoque un épisode de l’après-guerre ; elle montre combien la transparence de l’écrivain s’impose aux dures réalités du monde, quand, et c’est cela la conversion, la voix de l’Autre, s’impose en moi, comme moi, comme part de moi qui n’est sûrement pas moi , mais qui résonne profondément en moi, et qui, pour cela même s’accorde à qui je suis.
Alors Blanchot, l’instant de la mort, sa mort ? Quelqu’un est mort en lui ; il portera aussi jusqu’à son dernier souffle le poids de cette mort-là ! L’homme éprouvera encore cet indéniable appel du vide, cette source d’inspiration qu’un texte très instructif fait remonter à la plus tendre enfance (5). Cela est vrai, tout cela lui appartient.
Mais si on parle de l’écrivain de l’après-guerre, du créateur qui voit ainsi le jour, qui pourra sérieusement dénoncer son nihilisme, son penchant pour la mort ? Toute l’œuvre le contredit. Et les récits qui sont le lieu béni où le créateur apprend à vivre avec ses créatures. (6) Et les essais où le créateur poursuit son œuvre, exalte la création de l’autre, rencontre cet écrivain qu’il est tel qu’en lui-même. Seul cet homme-là répond de ce qu’il pense. Qu’on lise Blanchot, ce Blanchot-là, comme il se doit, on y verra la création en actes ; une création qui part de rien, c’est sa liberté même, pour remonter aux sources de la vie (7). Une création qui, loin de sanctifier le rien, décrit, avec bonheur, d’autres matins du monde . Qu’on se laisse porter par cette parole qui garde l’espérance. On mesurera alors la façon exemplaire dont son message nous parle, s’adresse à l’étranger que nous sommes au fond de nous-mêmes, nous offre de le suivre.
Didier Cahen
(1) Dernier exemple en date, la polémique dans Le Monde du 30 janvier 2004 où la revue « Ligne de risque » répond à une interview de Christophe Bident, le biographe de Blanchot. La lettre de la revue dénonce la « nécrophilie » de « l’un des penseurs nihilistes les plus conséquents du XXe siécle », mais « place très haut des essais comme L’Espace littéraire et Le livre à venir » .
(2) Essentiellement Le Rempart, le Journal des Débats, Aux écoutes et La Revue du vingtième siècle. Pour plus de détails sur ces publications et les activités de Blanchot en tant que journaliste, on consultera le livre de C. Bident , Maurice Blanchot , partenaire invisible (Champ Vallon, 1998)
(3) Pour une approche plus patiente de la vie de l’« autre sujet », de ce sujet « impersonnel » écrit parfois Blanchot – « il » est sujet mais n’en est pas moins autre – , nous nous permettons de renvoyer à notre livre Qui a peur de la littérature ? (Kimé, 2001).
(4) Une phrase, probablement, illustre mieux que d’autres ce vrai retour sur soi, cette véritable résurrection de l’homme dans cette insurrection de la vie : « … peut-être déjà le pas au-delà. Je sais, j’imagine que ce sentiment inanalysable changea ce qui lui restait d’existence. » A quoi renvoie ce reste d’existence : au passé, à l’avenir ? Il faudra suivre, ailleurs, cette sorte de double je(u), le risque calculé que prend Blanchot quand le sens se double d’une autre parole qu’il tient à faire entendre.
(5) « Une scène primitive » dans L’écriture du désastre : la découverte immense en soi qu’il n’y a rien, qu’il y a rien, rien que le ciel et que le ciel est vide et qu’un tel rien l’habite ! Et qu’il est libre alors et libre de tout … « vivre » … tout vivre.
(6) Il faut pour s’en convaincre, considérer comme il se doit ces créatures, les personnages de ces récits. Et si l’on prenait le temps de détailler l’allure des personnages – ces figurants qui lui permettent d’envisager la vie – on constaterait combien ils semblent se répartir et endosser les rôles : ange et démon qui constituent la dure réalité de l’homme, esprit qui hante le moi, rien qui l’habite, ce rien qui meuble le vide qui le ronge de l’intérieur etc.etc.
(7) « J’écris à partir de deux limites. Au-delà, il y a le vide. En deçà, l’horreur d’Auschwitz », Jabès. Proximité visible des écrivains. Et c’est en toute conscience que Blanchot oppose ce mouvement de la création qui, certes, ne s’appuie sur rien de tangible (s’attaque à l’inconnu, mais pèse du poids d’une vie entière), à l’implacable logique de l’anéantissement qui prétend faire du « rien » la solution finale. L’écriture du désastre, là encore.