Espace Maurice Blanchot

www.blanchot.fr

Pour Monique | Danielle Cohen-Levinas

Comment ne pas trembler aujourd’hui devant toi ? Blanchot disait que ce qui surgit de la mort n’est pas le silence, mais « un murmure incessant », une « parole errante » à laquelle l’amitié donne une voix singulière, par-delà ce qui s’en va, par-delà ce qui nous reste…

Pour Monique
Danielle Cohen-Levinas
Texte prononcé à l’enterrement de Monique Antelme, au cimetière du Montparnasse, mercredi 3 octobre 2012

Comment ne pas trembler aujourd’hui devant toi ? Blanchot disait que ce qui surgit de la mort n’est pas le silence, mais « un murmure incessant », une « parole errante » à laquelle l’amitié donne une voix singulière, par-delà ce qui s’en va, par-delà ce qui nous reste. Cette parole est celle d’un temps, d’un monde que tu emportes avec toi et qui aura été celui de toutes les épreuves, de tous les courages, de toutes les douleurs et de toutes les promesses. Chère Monique, tu n’auras pas choisi l’instant de ta mort, tu es partie si vite, nous laissant dans l’effroi et la désolation. Et pourtant, en ce moment si redouté, ce qui me parvient de toi est ton sourire, cette manière si particulière avec laquelle ton visage s’illuminait, en un instant, une sorte d’éclat, d’étincelle de vie que tu propageais autour de toi, avec la générosité et la radicalité que tes proches, ta famille, tes amis, ont eu le bonheur de partager avec toi. Et puis ta voix, au timbre à la fois si impératif et si tendre, si grave et si enjoué, si patient et si angoissé à la fois. L’urgence de la parole adressée ne te quittait pas, pas plus que l’urgence de ta présence fidèle et inconditionnelle auprès de nous, de nous tous, de chacun d’entre nous, au risque de la fatigue et de l’épuisement. J’ai dans le fond de l’oreille cette sonorité incessante, cette énergie qui te portait bien au-delà de tes propres forces, cette phrase que je t’ai entendu me dire tant de fois : « Danielle, il faut vivre, malgré tout ».

Vivre, malgré tout, en dépit de tout. Qui d’autre que toi peut parler de ce vivre avec autant de vigueur ? Le monde qui s’en va avec toi est aussi celui du «vivre, malgré tout » : malgré la guerre, les totalitarismes, l’antisémitisme, la déportation de Robert Antelme, le retour à la vie humaine, trop humaine, l’espoir porté par l’engagement communiste, la sortie du communisme ; malgré les privations, les séparations, les trahisons, les maladies, les deuils, les attentes blessées et inaccomplies. L’existence en somme, à laquelle tu auras donné la forme même du don dans ce qu’il a de plus haut, de plus digne, de plus fier, de plus exigeant et de plus exposé, sans ostentation aucune. Ce risque de l’exposition, ce risque de l’insoumission à tout ce qui prive l’individu de sa conscience et de sa liberté, de sa parole de justice et de réparation fut celui qui caractérisa ta vie et qui fit de toi une personnalité hors normes, la résistante de la première jusqu’à la dernière heure, la femme de Robert Antelme, la mère de Nicolas, la grand-mère de Thomas, trois destins irréductibles que tu t’en vas rejoindre et avec lesquels tu n’auras jamais cessé de vivre et d’honorer la mémoire.
Je me dois aujourd’hui de rappeler les noms d’Emmanuel Levinas, de Jacques Derrida et, bien sûr, de Maurice Blanchot, trop présent pour être cité. Nous aurons vécu tant et tant de proximités, de combats, d’émerveillements devant ce qui pour toi demeurait comme une loi d’airain à laquelle nul ne pouvait déroger : la communauté de pensée, l’écriture, la littérature, la transmission, l’amitié, comme les seuls gestes politiques qui peuvent nous faire toucher du bout des doigts ce que le mot éthique, si souvent galvaudé, veut dire ; ces mots sur lesquels il nous faut veiller, maintenir la flamme vulnérable, au coeur de notre existence de mortels. « Nommer le possible, répondre à l’impossible », comme l’écrit Blanchot dans l’Entretien infini au sujet de Levinas. Il dit encore :

« Il faut parler.

– Parler sans pouvoir.

– Tenir parole » (p. 93)

Monique, ma chère Monique, comment parler, comment « te » parler ? Tu vivras, malgré tout.

Paris le 3 octobre 2012

Afficher la suite

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *