L’entretien infini, avec ce titre – celui d’un des plus imposants de ses ouvrages – on pourrait tenter d’emblématiser la pensée de Maurice Blanchot. À dire vrai, moins une pensée qu’une posture ou un geste : celui d’une confiance. Avant tout, Blanchot fait confiance à la possibilité de l’entretien. Ce qui s’y entretient (avec un autre, avec soi-même, avec la propre poursuite de l’entretien), c’est le rapport toujours renouvellé de la parole avec l’infini du sens qui fait sa vérité. L’écriture (la littérature) nomme ce rapport. Elle ne transcrit pas un témoignage, elle n’invente pas une fiction, elle ne délivre pas un message : elle trace le parcours infini du sens en tant qu’il s’absente. Cet abstentement n’est pas négatif, il fait la chance et l’enjeu du sens même. « Écrire » signifie approcher sans relâche la limite de la parole, cette limite que la parole seule désigne et dont la désignation nous illimite (nous, les parlants).
Blanchot a su reconnaître ainsi l’événement de la modernité : l’évaporation des outre-mondes et avec eux d’une division assurée entre la « littérature » et l’expérience ou la vérité. Il rouvre dans l’écriture la tâche de donner une voix à ce qui de soi reste muet. Donner pareille voix, c’est « veiller sur le sens absent ». Vigilance attentive, soucieuse et affectueuse. Elle veut prendre soin de cette réserve d’absence par laquelle se donne la vérité : l’expérience en nous de l’infini hors de nous.
Cette expérience est possible et nécessaire lorsque se sont refermés les livres sacrés avec leur herméneutique de l’existence. La littérature – ou l’écriture -commence dans la fermeture de ces livres. Mais elle ne forme pas une théologie profane. Elle récuse toute théologie autant que tout athéisme : toute installation d’un Sens. L’« absence » n’est ici qu’un mouvement : un absentement. C’est le constant passage à l’infini de toute parole. « Le prodigieux absent, absent de moi et de tout, absent aussi pour moi… » dont parle Thomas l’obscur n’est pas un être, ni une instance mais le glissement continu de moi hors de moi, par lequel vient, pourtant toujours en attente, le « sentiment pur de son existence ».
Cette existence n’est pas la vie comme immédiate affection et perpétuation de soi, sans en être la mort. Mais le « mourir » dont Blanchot parle – et qui ne se confond en rien avec la cessation de vivre, qui est au contraire le vivre ou ce « sur-vivre » nommé par Derrida au plus près de Blanchot – forme le mouvement de l’incessante approche de l’absentement comme sens véritable, annulant en lui toute trace de nihilisme.
Tel est le mouvement qui peut en s’écrivant «donner à rien, sous sa forme de rien, la forme de quelque chose».
Jean-Luc Nancy
Source: Commemorations 2007