Roger Laporte, Lettre à personne, Lignes & Manifestes, 2006.
Pour Roger Laporte, sous la direction de François Dominique, Lignes & Manifestes, 2006.
Cette Lettre à personne affiche pourtant deux lecteurs : Philippe Lacoue-Labarthe, auteur de la préface, Maurice Blanchot, auteur de la postface. Elle en masque un troisième, qu’elle ne dévoile qu’en dernière ligne, Claude Royet-Journoud, à l’origine du titre. Elle résonne aujourd’hui d’outre-tombe : c’en est la deuxième publication (elle fut éditée chez Plon en 1989), la première après la mort d’un auteur (le 24 avril 2001) qui avait déjà mis fin à son œuvre (le 24 février 1982) lorsqu’il entreprit de l’écrire (le 24 décembre 1982). Voici donc la lettre spectrale du spectre de l’écrivain qui, lorsqu’il décida une première fois de la publier, prit la précaution de s’entourer de deux, voire de trois amis. Une précaution qui l’élève et l’obsède, le protège et lui donne crédit. |
Car ce qui intéresse Blanchot comme Lacoue-Labarthe dans ces notes qui se suivent comme autant de reprises, jour après jour, d’une lettre qui n’en finit pas, c’est l’interrogation joyeuse et tragique, vive et moribonde, « tempérée » et « éperdue » d’un écrivain qui n’écrit plus parce qu’il ne peut plus écrire, sans savoir exactement pourquoi. Est-ce la fatigue, l’épuisement cérébral, « l’usure irréversible des forces » (p.30) ? Est-ce la fidélité à la satisfaction d’avoir écrit son Livre, avec Moriendo ? Est-ce le sentiment du devoir accompli, qui met en branle les comparaisons à Rimbaud, Nietzsche et Hölderlin ? Le spectre de l’écrivain s’agite contre la décision d’une mort définitive : il y va de sa propre vie, de sa propre vie spectrale. Les fragments de sa lettre sans adresse sont autant de coups d’épée dans l’eau où un visage narcissique se complait, se combat, disparaît et revient. Il laisse dire que le sujet pourrait écrire encore : de la littérature, qui sait, ou une étude sur Giacometti. Toujours, au loin, un moment musical fournit un modèle implacable. Il faut écouter les adagios ou les lentos auxquels Laporte nous renvoie, souvent dans des interprétations précises : car ce sont eux, les spectres de la littérature que, de La Veille à Moriendo, nous avons lue.
C’est pour ne pas oublier cette littérature blanche qu’un ensemble de textes a été réuni par François Dominique, répondant à Laporte par des études, des récits, des poèmes, des témoignages… ou des lettres. Entre humour et gravité, Michel Deguy ajoute une variation physique à l’écrire de ne pas écrire : « le sujet expulse de soi les peaux de sa réduction, vomit les phrases de son retrait ». François Dominique décrit avec beauté « l’amusie » savante de Laporte, le désir d’une musique qui toujours se dérobe. Jacques Derrida observe les traces d’un événement musical d’écriture et de contre-écriture (« cette contre-écriture qui rompt toute clôture et engendre une fuite perpétuelle ponctuée de sauvages ruptures blanches », écrivait Laporte). Certains hommages témoignent certes d’une sacralisation qui ne paraît pas nécessaire, aujourd’hui, pour ne pas oublier Roger Laporte. Celui-ci ne sacrifie pas la phrase, mais peut-être, comme l’indique Bernard Noël, il la « scarifie » : il « crève l’œil théorique » et crée les conditions d’une « chambre d’écoute » toujours située « derrière le visage » – derrière ce visage qui orne la couverture de l’ouvrage. Quant à Marcel Cohen, il offre ici deux récits de personnages hantés par des régions solitaires (Saint-Pierre-et-Miquelon, l’Extrémadure).
Le « haut plateau inhabité », tel semble en effet le terrain du singulier « biographe » que fut Laporte. Ne pas oublier cette littérature, c’est l’adresser à sa solitude. En langue classique, la solitude est une étendue inculte, inhabitée, neutre, déserte. Bossuet précisait : « Les morts ne sont plus de rien, ils n’ont plus de part à la société humaine ; c’est pourquoi les tombeaux sont appelés des solitudes ».
La Quinzaine littéraire, 1er/15 juin 2006
La Quinzaine littéraire, 1er/15 juin 2006