Pierre Antoine Villemaine a mis en scène un récit composé d’extraits de L’arrêt de mort et de Thomas l’obscur de Maurice Blanchot en 1987. Ce fut l’inauguration d’un travail théâtral qui s’est ensuite intéressé à Bataille, Celan, Jabès, ou Giacometti. Ses recherches actuelles portent sur Kafka et Artaud.
Christophe Bident : Comment en vient-on à mettre en scène des textes qui non seulement ne sont pas des textes de théâtre (c’est devenu banal), mais dont la lenteur, voire un hiératisme qui n’exclut pas la circulation d’un mouvement infini, défient toute possibilité de mise en scène ?
Pierre Antoine Villemaine : L’intérêt vient de cette résistance même. Il ne s’agit pas de réduire le texte à une adaptation pour le théâtre. Au contraire, le théâtre doit s’interroger pour trouver des formes nouvelles susceptibles de restituer les frictions, les tensions, les contradictions entre l’espace littéraire et sa rencontre avec des corps, la présence… Curieusement, nous sommes partis avec une certaine légèreté, sans trop imaginer le poids, l’aura de Blanchot. Au départ, il y a une émotion, un désir : nous ne savions pas ce que nous allions traverser. Quelque chose nous échappait à laquelle nous nous devions de répondre.
Ce spectacle a eu lieu il y a dix ans : ce fut et cela demeure important. Il a marqué pour nous un bouleversement, une façon d’appréhender le théâtre autrement – et pas seulement le théâtre. Il y a des phrases, des paragraphes entiers qui restent gravés, que nous pourrions réciter complètement…
CB : Par exemple ?
PAV : Cette phrase sur le noir, ou encore sur le silence. “Avoir perdu le silence, le regret que j’en éprouve est sans mesure…” ou bien : “Se perdre, il le faut.“ … Je ne sais plus. Gisèle pourrait le dire (Gisèle Renard, la comédienne) “Et l’infini devient son écho”. Oui… “Mais se perdre, il le faut ; et celui qui résiste sombre, et celui qui va de l’avant, devient ce noir même, cette chose froide et morte et méprisante au sein de laquelle l’infini demeure.”
Des mots resurgissent, des échappées : “main glacée”, ou encore : “c’est cette épreuve qu’il faut vaincre.” Des images, des sensations reviennent. Une main qui avance dans la nuit, comme une caresse, la résistance de l’air. La force du désir, un tracement extrêmement ténu, une poussée archaïque. C’est la matérialité des mots qui vous poussent en avant. Les mots vous soutiennent, vous portent réellement. On parlait alors de devenir un être de parole.
C.B : Il me semble me souvenir d’une très longue avancée de Gisèle…
PAV : Oui, qui dure près d’un quart d’heure… Il y avait une fausse porte dans un mur. La comédienne est attirée par une lumière, poussée par une force lente vers un point indéterminé, situé au-delà de cette porte. On est dans le hors-temps, le passé qui vous pousse, l’avenir qui vous appelle. C’est comme l’instant, qui se prolonge à l’infini, d’une remontée interminable vers le jour. Gisèle en parlerait mieux que moi : c’est une des plus troublantes expériences qu’elle ait faites. Elle se voyait en train de l’accomplir, elle voyait son propre corps avancer devant elle… Nous avons évité toute solennité rituelle. Le rituel entraîne vers une finalité représentative, la possibilité d’une catharsis.
A la fin de cette avancée, au moment d’arriver à la porte, la lumière s’éteignait et il n’y avait plus rien… La porte disparaissait complètement et se fondait dans le mur : l’événement n’avait peut-être pas eu lieu. On avait la perception, comme chez Michaux, d’un instant, comme un éclair qui se prolonge, un flash qui vous traverse et qui est là, s’étire démesurément dans le temps. C’est ce que j’aime chez Blanchot : on est déboussolé, on ne sait plus où on en est avec le temps et l’espace. C’est le temps de la venue : on est au bord d’une révélation qui ne se réalise pas. On a l’impression d’avancer et de piétiner, de retenir comme un éblouissement. Le texte vous dépossède.
Apprendre ce texte est une tâche difficile. Tout est pourtant clair, mais il n’y a aucun point de repère dans le récit. Les phrases se ressemblent et viennent en miroir, en écho. On se perd rapidement dans ce labyrinthe de clarté.
CB : Au stade de l’idée, de la lecture et des relectures, avant la mémorisation du texte, perçoit-on ces échos, parfois espacés par un écart d’une centaine de pages ?
PAV : Oui, ah oui ! Précisément dans L’arrêt de mort. Je pense à la deuxième partie comme à un écho de la première : une sorte de mémoire de la première histoire, mais perdue, éclatée. Cette idée a guidé notre adaptation, (il faudrait parler plutôt de composition rythmique), qui a précédé le travail pratique. Nous avons passé trois ou quatre mois, en travaillant souvent visuellement : nous avions étalé tout le texte sur les murs pour trouver un rythme, pour repérer ces échos, découper, recomposer un texte. La logique du plateau, différente, est venue ensuite. Il ne s’agissait surtout pas d’illustrer le texte.
CB : Blanchot est celui qui nous aide à penser cela…
PAV : Oui. On reçoit cette pensée sensible comme une partition musicale. Il ne faut pas réduire l’idée du théâtre à l’image, avec le risque d’idolâtrie. Il n’y a pas d‘évidence immédiate de la pure présence. La présence se double d’une absence… Il faut élever le visible à l’invisible. On est toujours à la poursuite du réel, à la poursuite de son propre corps. Une telle expérience théâtrale demande de reconstruire en permanence ce corps qui nous échappe.
CB : Cette expérience phénoménale est-elle immédiatement sexuelle ? Le corps mâle du narrateur, chez Blanchot, est souvent un corps effacé entre deux corps féminins. Confier ce rôle à une femme, lui transmettre ce corps pris entre deux corps, dans le temps d’un présent pris entre la poussée du passé et l’appel du futur, n’est-ce pas signifier que la comédienne ramène le corps passé de l’agonisante (l’une des femmes) en une présence nécessairement absente, puisqu’elle n’est pas incarnée ? N’est-ce pas dire que le narrateur s’efface aussitôt dans le grain d’une autre voix (la femme, le jeu, l’écriture), et porter un autre corps, celui d’une autre femme, vers le public ? N’est-ce pas ainsi qu’advient la nécessité théâtrale du texte?
PAV : C’est en effet Blanchot qui m’a amené à méditer plus avant sur le corps et cela peut surprendre puisque que beaucoup le considèrent comme « abstrait ». A méditer plus avant sur la présence, l’identité sexuelle. Il s’agit maintenant, dans mon travail sur Kafka, de préciser cette inscription d’un corps dans l’espace, l’énigme de ce corps en exposition. C’est parfois insupportable. La chair, très présente sur scène, est en même temps le lieu tendu d’un effacement.
Le texte de Blanchot est écrit à la limite de la folie. Comment peut-on écrire de tels textes sans s’y noyer, sans s’y perdre complètement.
CB : N’est-ce pas la force, la tenue du langage qui impose de ne pas s’y perdre ? Mais en même temps, est-on si sûr que Blanchot ne s’y perd pas ? Il le rappelait, commentant Nietzsche dans L’Espace littéraire : l’art n’est pas sublime, mais seulement une autre manière de sombrer…
PAV : Oui, bien sûr… La force de maintenir ce mouvement, cette tension, n’en reste pas moins extraordinaire. Et c’est cela même qui est demandé au comédien, la capacité d’enchaîner, sans arrêt, en s’exposant à la limite, sans aucune complaisance. Il doit soutenir, inventer sa route à chaque instant. Cela met l’être totalement en jeu. J’en parle en ces termes parce que c’est aussi une histoire, une histoire d’amour… un dialogue… la conscience partagée d’une responsabilité artistique, dans l’intimité d’une création à deux.
Le spectacle durait une heure trente : c’est pour une comédienne une épreuve redoutable, et d’autant plus difficile sur ce texte-là. A la première, Gisèle, bien entendu, était terrorisée…
CB : Vous voyez que vous avez sombré !
PAV : Je n’en ai jamais parlé comme cela…
CB : Connaissez-vous d’autres comédiens qui ont tenté une expérience théâtrale à partir des textes de Blanchot ?
PAV : Non, mais j’ai eu des contacts, par téléphone je crois, avec des gens de Marseille. Une autre fois, quelqu’un m’a téléphoné à trois heures du matin, pour me dire, comme ça :”je voudrais monter du Blanchot”… Et puis j’ai vu “La folie du jour”... il y avait des incarnations, des personnages…
CB : Je suppose qu’on ne percevait pas ce que Rilke désigne par “l’existence du terrible dans chaque parcelle de l’air” ?….
PAV : Oui, nous avions mis cette citation dans le programme. L’attention, l’écoute de cette excédance est primordiale. Ce peut être de la joie, une jouissance incroyable, et aussi de l’accablement. Une joie terrible, terrifiante, une “joie ravageante”, dit Blanchot.
CB : Et comment rendre cette “existence du terrible dans chaque parcelle de l’air” ?…
PAV : [Rires] Sentir l’excédance de la vie même, dans une sorte d’intensité : c’est aussi pour cela que nous faisons ce métier, pour être à l’affût des choses et des gens, des énergies, des regards, des mots. Encore une fois, ici, c’est la parole qui donne le corps, le mouvement du texte qui le construit. S’il y a un corps préalable, c’est bien celui-là dont il faut se méfier, avec ses habitudes et ses tics. Il ne faut pas cesser de s’inventer.
Propos recueillis par Christophe Bident
le 11 Juin 1996
Source : Revue Ralentir/Travaux
(hiver 1997)