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Première séance du webinaire international Maurice Blanchot / 8 mars 2024 / Leslie Hill, Blanchot politique

La première séance du webinaire consacré à Maurice Blanchot a réuni 24 participants, connectés depuis l’Allemagne, l’Angleterre, le Brésil, le Canada, les États-Unis, la France et le Japon, le vendredi 8 mars 2024 à 13h.

Cette séance était consacrée au dernier livre de Leslie Hill : Blanchot politique : sur une réflexion jamais interrompue (Genève, Furor, 2020, 533 p).

Depuis son Blanchot : Extreme Contemporary, paru chez Routledge en 1997, Leslie Hill a consacré plusieurs livres à Blanchot et à des écrivains qui lui sont proches. Son Blanchot politique, écrit en français, est un événement : il renouvelle radicalement la compréhension du parcours politique de Blanchot. À rebours des lectures trop hâtives qui ont eu cours depuis quarante ans, et encore ces dernières années, avec lesquelles il entre en controverse, Leslie Hill a effectué un travail de recherche, de contextualisation et de lecture monumental, qui lui permet de mettre à jour de nouveaux éléments et de préciser ou de modifier ce que nous pensions déjà savoir. Nul ne saurait désormais parler avec un tant soit peu de sérieux de l’itinéraire politique de Blanchot sans avoir lu ce livre. En évitant tout parti pris idéologique, toute visée polémique, en revisitant toute l’œuvre – articles de presse, romans, récits, essais – Blanchot politique renouvelle notre compréhension de l’écrivain et de sa pensée. Deux tiers de l’ouvrage sont consacrés aux années 1930. Ils proposent une lecture aussi ample que détaillée, un travail patient d’historicisation et d’herméneutique, au sens le plus accompli du terme, qui vise ce que Gadamer appelle « fusion des horizons » : celui du jeune journaliste et écrivain parisien fréquentant la Jeune Droite il y a presque un siècle, celui de l’interprète aujourd’hui qui cherche à expliquer et comprendre, ce qui ne veut pas dire justifier et excuser, encore moins juger. Leslie Hill a dû surmonter pour ce faire une double difficulté : l’éloignement contextuel, surtout pour ces textes que l’auteur n’a jamais repris en volume, parus dans des journaux plus ou moins éphémères, dépendants de l’actualité nationale et internationale à laquelle ils réagissent ou qu’ils tentent d’anticiper ; le filtre polémique qui s’est surimposé devant l’accès à ces textes depuis les années 1980, entre arguments d’autorité, analyses expéditives et sentences intimidantes. Ainsi, l’Américain Jeffrey Mehlman, dans Legs de l’antisémitisme en France (Paris, Denoël, coll. « L’infini », 1984), prétend régler la question que soulève le titre de son essai en un chapitre d’une vingtaine de pages, qui se fonde uniquement sur les huit textes que Blanchot a publiés dans Combat (six en février-décembre 1936, deux en novembre-décembre 1937) et se contente de suivre à la trace une « mythologie solaire » (p. 32 et passim) que Blanchot est censé partager avec Bernanos et Thierry Maulnier… Quant au plus récent L’autre Blanchot : l’écriture de jour, l’écriture de nuit (Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2015, 146 p.) de Michel Surya, l’essayiste affirme sans ambages : « Les textes de L’Insurgé suffiront (hebdomadaire, 42 numéros parus, du 13 janvier au 27 octobre 1937) » (p. 38).

Nous avons donc commencé la séance par la question du périmètre réel, difficile à cerner, et qui engage d’emblée l’interprétation, du corpus des écrits politiques de Blanchot dans les années 1930. De quel corpus parle-t-on quand on aborde la « réflexion politique » de l’auteur en ces sombres années ? Quid des textes non signés ? des responsabilités rédactionnelles occupées ? de l’implication aux côtés de Paul Lévy dans Le Rempart et Aux écoutes ? de l’hétérogénéité des engagements entre le Journal des débats, les journaux dirigés par Paul Lévy, et ceux pris en main par Jean de Fabrègues, Jean-Pierre Maxence et Thierry Maulnier ? Leslie Hill a élargi le corpus comme personne ne l’avait fait auparavant : ni survol théorique qui ferait fi du contexte particulier de chaque article publié ni crible tendancieux qui n’en sélectionnerait qu’une poignée, censée valoir pour les cent soixante-treize, au moins, retrouvés. Le corpus des années trente rassemble, de façon certaine, les articles signés « Maurice Blanchot » et, de façon possible ou probable, des éditoriaux du Journal des Débats et de Aux Écoutes. Mais pour délimiter et comprendre ce corpus, il fallait aussi chercher d’autres textes, ceux écrits par les proches de Blanchot, ou par ses contempteurs, en tout cas par tous ceux qui s’intéressaient à lui et publiaient dans les mêmes organes de presse, ou dans d’autres plus ou moins rivaux. Il fallait donc lire, a minima, toutes les parutions quotidiennes des journaux auxquels Blanchot a collaboré : y lire les articles signés « Blanchot » et les éditoriaux, mais aussi les autres articles où, parfois, d’un journal à l’autre, figurait une référence à Blanchot. Il fallait aussi comprendre, plus rigoureusement qu’on ne l’avait fait jusqu’ici, les lignes éditoriales de chaque périodique, souvent dictées par leurs financeurs, leurs liens et leurs objectifs politiques et économiques. Cela permet d’éclairer les positions, les évolutions, les revirements. Cela permet de saisir et de situer une pensée complexe, sans projeter nos catégories contemporaines sur un monde politique si différent. Cela permet de renforcer les hypothèses de datations qui restaient à formuler, afin de repérer avec la plus forte probabilité possible la présence de Blanchot sous les éditoriaux non signés de tel ou tel journal. Cela permet de montrer quelle virtuosité rhétorique atteint Blanchot qui, sans jamais changer de position politique sur le fond, adapte son langage et module ses interventions, plus modérées ici (dans le Journal des Débats, institutionnel, conservateur), plus excessives là (Aux Écoutes,dirigé par Paul Lévy, juif et nationaliste, Combat et L’Insurgé, dans la mouvance de laJeune Droite outrepassant les positions de Maurras).

Il fallait aussi, comme Leslie Hill l’a fait, s’adonner à des analyses de textes plus fines. Un exemple est particulièrement convaincant. Leslie Hill démontre brillamment l’incohérence du texte publié sous le nom de Blanchot dans Combat en avril 1936, ce qui met en évidence la très grande vraisemblance d’une pratique courante à l’époque, et toujours possible aujourd’hui : la réécriture partielle du texte d’un contributeur par la rédaction en chef. C’est certes maladroitement que Blanchot avait mentionné cette pratique pour se dédouaner des quelques passages antisémites figurant dans les textes signés de son nom dans les années trente. Cette pratique n’en est pas moins réelle et Leslie Hill apporte ici une argumentation déterminante. De même, le chercheur replace les quelques formules, qui ont pu valoir après-coup à l’auteur d’être accusé d’antisémitisme, dans les trois seules chroniques de L’Insurgé dont elles ont été extraites, et leur restitue ainsi un sens en contexte très différent de l’épinglage habituel auquel elles peuvent se prêter. 

Leslie Hill l’a dit nettement en réponse à une question : son livre contient à la fois des démonstrations assurées et des hypothèses fortes. En l’absence ou en l’attente d’autres éléments qu’on pourrait éventuellement trouver, ces hypothèses sont les plus convaincantes qui existent. Le travail réalisé par Michel Surya ou Jean-Luc Nancy est clairement insuffisant pour être convaincant : ils ne prennent en compte, au mieux, que quelques dizaines d’articles et n’ont pas lu tout le corpus établi par Leslie Hill. Ils n’ont ainsi fait que prolonger les travaux de Jeffrey Mehlman ou de Philippe Mesnard qui se fondaient sur un échantillon limité et plutôt spectaculaire d’articles. Il serait bon, pour pouvoir exercer un travail intellectuel digne de ce nom, qu’on sorte enfin des postures défensives ou dénonciatrices : le livre de Leslie Hill travaille à cette fin.

Il faut dire enfin que Leslie Hill montre la constance de Blanchot dans son itinéraire politique, d’une manière plus fine qu’on ne l’avait postulée jusqu’ici, certains se contentant souvent de dire que Blanchot s’était limité à entretenir une posture de refus. Leslie Hill montre que ce qui motive Blanchot pour des interventions politiques fortes, c’est la rupture de légitimité du pouvoir en des moments de crise. Il en cite quatre : la réoccupation de la Rhénanie en 1936, les accords de Munich de 1938, le vote des pleins pouvoirs à Pétain en 1940, le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958, la révolte étudiante de mai 1968. Il y aurait une distinction fondamentale chez Blanchot entre la légalité et la légitimité. La séance se termine sur une discussion passionnante, à poursuivre : au nom de quelles valeurs « se révolter contre le pouvoir » (Blanchot) ? Si la politique est un rapport de forces, comment évaluer leurs degrés respectifs de justesse et de justice ? Existe-t-il un « anarchisme de Blanchot » (Jean-François Hamel) ? Ou l’auteur aurait-il gardé jusqu’au bout un attachement à la loi, au sens d’une « contre-loi » (Derrida), qui précède toute loi constituée et en serait la source inassignable ?

Christophe Bident & Jérémie Majorel

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