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À moindres frais : réponse à une polémique de Michel Surya | Leslie Hill

Il y a un peu plus d’un mois, un ami vient de me l’apprendre, est sorti chez Hermann, dans la collection Le Bel Aujourd’hui dirigée par Danielle Cohen-Levinas, un nouvel opuscule signé Michel Surya, qui reprend quelques pages parues d’abord dans la traduction allemande de son livre polémique de 2015, L’Autre Blanchot, et publiées en mai 2020 dans la revue LignesL’Autre Blanchot (suite et fin), y proclamait l’auteur —, assorties de deux lettres de Jean-Luc Nancy, du 29 octobre 2019 et du 9 janvier 2020, dont la seconde comporte un post-scriptum (décembre 2020) sur lequel je reviendrai. Dans ce supplément de son travail de 2015, comme l’indique son titre (À plus forte raison: Maurice Blanchot, 1940-1944), Surya entend jeter un jour nouveau sur les activités politiques de Blanchot sous l’Occupation, notamment sa collaboration au Journal des Débats entre 1941 et 1944 et l’épisode de la mise en joue de l’été 1944 dont L’Instant de ma mort raconte les grands traits. Du nouveau, pourtant, dans la prose inutilement alambiquée de Michel Surya, on peine à le trouver. Déjà dans L’Autre Blanchot, comme j’ai pu le démontrer (dans Nancy, Blanchot: A Serious Controversy, ouvrage paru en anglais en 2018, et Blanchot politique : sur une réflexion jamais interrompue, livre publié en français aux éditions Furor en 2020), Surya procédait par citations trafiquées, lectures hâtives, interprétations tendancieuses, phrases arrachées à leur contexte, et amalgames peu crédibles, pour soutenir qu’avant-guerre Blanchot journaliste aurait été proche d’un certain fascisme ouvertement antisémite. Intervention d’une singulière mauvaise foi et dénuée de preuves historiques fiables, et dont la seule raison d’être, en faisant croire à son autorité pourtant nulle en la matière, est de mettre en valeur le nom même de Michel Surya.

      De cette nouvelle polémique quel est donc l’enjeu ? Il s’agirait d’abord, selon Surya, de confronter, pour en éprouver apparemment l’« authenticité », deux lettres personnelles, toutes deux signées par Blanchot, la première adressée le 5 juillet 1944 à Jean Paulhan, la seconde le 18 novembre 1982 à Roger Laporte. Lettres qui racontent à peu près la même expérience, mais s’y attachent de manière fort différente. Dans celle de 1944, envoyée depuis la maison familiale de Quain, Blanchot note ceci (« sur le ton du jeu, du badinage presque », dit avec une certaine suffisance Michel Surya) : « Ici, il y a eu des incidents. Le 29 juin, ayant été zone de combat (durant 9 heures, on s’est battu dans le jardin, le bosquet et les prés environnants), nous sommes devenus champ de représailles — argent et bijoux ont disparu, chose particulièrement comique, on m’a emporté avec mon stylo, la plus grande part de mes manuscrits, de sorte que je suis privé à la fois de mes écrits et du moyen de les écrire ; enfin, j’ai appris par une observation furieuse d’un officier que se mêler d’écrire était un crime des plus graves. À 50 mètres, une ferme a été incendiée avec tout le bétail ; plusieurs autres dans les environs. Le souci du pillage a dû préserver la maison, et j’ai été quitte pour défiler les mains levées entre des mitraillettes. » Et il ajoute : « J’espère que votre exil ne sera plus maintenant très long. Pour moi, je ne puis décemment pas quitter une région où il se passe des choses si dignes d’intérêt. »

      Rappelons pour mémoire que dans une autre lettre, envoyée quelques mois plus tard, en novembre, à son ami Pierre Prévost, Blanchot livrait le récit suivant qui recoupe largement ce qu’il pensait pouvoir dire à Paulhan : « Le petit village de Bresse où je me trouvais avec ma famille a été exposé aux représailles des Allemands telles qu’on les décrit en général, et ceci à trois ou quatre reprises. Dès le mois de juin, au cours d’une action de ce genre, un officier allemand a affirmé que j’écrivais dans les journaux clandestins, m’a mis au mur face à face avec une douzaine de mitraillettes et puis a fait perquisitionner la maison d’où ont disparu objets précieux, argent et mes manuscrits. Le hasard a voulu que pendant ce temps les vicissitudes du combat l’aient appelé sur la route et ensuite hors du village. Les soldats, en majorité des Russes, satisfaits de leur butin, m’ont alors fait signe de partir, avec un coup d’œil complice. Je me suis retrouvé en liberté et en vie, vraiment sans savoir pourquoi. Mais des histoires analogues (où à la vérité je n’étais plus personnellement visé) se sont répétées plusieurs fois, notamment au mois d’août. Sur quatorze maisons que comprend le village, sept ont été brûlées. Dix hommes ont été abattus, de tous âges, et pour la simple raison qu’ils se trouvaient à la maison quand les Allemands y sont entrés. Là encore, nous avons eu, mon frère et moi, une chance extrême. Finalement, nous nous sommes enfoncés dans les bois. Je ne sais si supporter seul ces ennuis eût été très agréable, mais je sais que les partager en famille était désastreux. »

      Dans une lettre ultérieure, rédigée avec près de quarante ans de recul à l’attention de son ami Roger Laporte, où on reconnaîtra à peu près le même scénario que dans L’Instant de ma mort de 1994, Blanchot revient sur ces événements en précisant : « Naturellement, le souvenir s’estompe. Cependant, je me vois encore environné d’une bande de soldats assez mal équipés, avec au centre un officier criant, hurlant, vociférant à la manière nazie et dans un assez bon français. De cette frénésie, j’ai retenu les paroles finales : « Vous oubliez que vous appartenez à un peuple vaincu, vaincu, vaincu, et voici ce que vous faites », me jetant alors à la figure des douilles qui jonchaient le sol. À quoi je répondis : « Nous faisons ce qu’il faut faire. Nous faisons notre devoir », et j’ajoutai avec provocation : « Faites le vôtre. » C’est alors qu’il me jeta contre le mur, faisant ranger ses hommes en demi-cercle. Au même moment, par une coïncidence qui n’était pas tout à fait fortuite, tout de même inattendue, eut lieu un tir très violent des compagnons du maquis (eux-mêmes très mal armés), ce qui obligea l’officier à prélever quelques hommes pour répondre à l’attaque et à s’éloigner. Il y eut alors une attente. Personne ne bougeait. Puis tout à coup l’un de mes gardiens murmura : « Vlassov, Vlassov », et me fit signe de disparaître, c’est-à-dire de passer derrière la maison. Ainsi je fus sauvé par les Russes. Pourquoi ? Ce n’est pas clair. Il faut dire qu’il y avait eu déjà de nombreuses exécutions — dans un rayon de 19 kilomètres, 10 à 15 jeunes gens tout à fait innocents avaient été abattus, les maisons brûlées, etc. Les bandes en retraite sont toujours les plus cruelles. Alors, il se peut que les Russes, assez indisciplinés, aient voulu marquer qu’ils n’étaient pas absolument contre nous. D’ailleurs, tout cela se passa très vite. »

       Commençons par rappeler quelques évidences. Lorsque l’on rédige des lettres, fait parvenir des messages, envoie des mails, ou s’entretient avec des amis, on agit toujours, et par nécessité, en fonction d’un certain contexte précis, historique, politique, ou affectif, et en tenant compte de la situation ou de la personnalité de son interlocuteur. C’est pourquoi, dans des lettres (même ailleurs), on parle toujours un peu autrement des mêmes événements ou des mêmes expériences. Tout le monde le sait, la vérité n’est pas une, mais multiple. Il n’y a donc pas à s’étonner qu’en s’adressant à Paulhan, résistant de la première heure, et qui avait déjà été détenu par la Gestapo, et menacé de torture en mars 1941 (comme il le dira en septembre 1944, s’expliquant lui aussi par litote, dans le récit « Une semaine au secret »), et à une époque où de nombreux autres, hommes, femmes, enfants, militants ou pas militants, avaient été arrêtés, torturés, assassinés par les Nazis ou par la Milice, Blanchot ait choisi de procéder avec discrétion, même avec modestie, et en évitant de se donner en spectacle. Sans doute qu’en juillet 1944, de la part d’un écrivain qui s’était exposé depuis 1932 à l’exigence et à l’attrait de l’impersonnel, il aurait semblé inconvenant, et en tout cas fort déplaisant, de se mettre en posture de héros et se féliciter publiquement de sa survie, due d’ailleurs largement au hasard. D’où la phrase : « j’ai été quitte pour défiler les mains levées entre des mitraillettes », dont Surya s’empare avec violence, s’imposant comme le témoin oculaire qu’il ne saurait être, pour déclarer de manière péremptoire qu’il n’y aurait « aucune trace là de quelque alignement de l’auteur de cette lettre […] contre un mur, ni de sa mise en joue pour une exécution sommaire imminente ». Rien n’est pourtant moins sûr, et on sait que l’on pourrait tout aussi bien dire le contraire.

      Au début des années quatre-vingts, la situation était tout autre. Car à partir de 1979, surtout aux États-Unis, pour des raisons qui avaient moins à voir avec la vérité historique qu’à des luttes d’influence au sein du monde universitaire, on s’était mis à accuser Blanchot, en recourant à un stéréotype complaisant que rien ne justifiait, d’avoir été avant la guerre favorable à l’antisémitisme et à un certain fascisme, et même d’avoir sympathisé pendant l’Occupation avec le pouvoir collaborationniste nazi et avec l’État français de Vichy. C’est la raison pour laquelle Blanchot sentait sans doute le besoin de s’ouvrir à un proche, avec qui il était lié par un pacte de fidélité et d’amitié réciproques, pour rappeler des faits qu’on tenait à ignorer, tout en sachant que tout récit marque un choix et que nulle mémoire n’est absolue. D’où la lettre à Laporte de novembre 1982, ainsi que celle d’octobre de la même année, encore inédite, mais également citée par Michel Surya, et que celle de 1984 publiée naguère par Jean-Luc Nancy sous le titre Maurice Blanchot, passion politique.

      Du témoignage de juillet 1944 à celui de novembre 1982, sans parler de ceux de 1983 et de 1984, il y a donc loin. Forcément. Mais prétendre avec Surya que le premier (offert à Paulhan) serait « authentique », ou en tout cas capable de « désauthentifier » tout ce qui lui ferait suite, et que tout au contraire le second (fourni à Laporte) relèverait du mensonge, ce n’est pas faire un travail d’interprète scrupuleux, c’est tout simplement sacrifier à une polémique intéressée et peu sérieuse une lecture responsable qui se doit d’être fondée sur des preuves concrètes et fiables. Et se permettre de répéter des contre-vérités les unes plus contestables que les autres.

      Dans le réquisitoire de Surya, il y a un deuxième chef d’accusation tout aussi important. Entre 1941 et 1944, comme on sait, Blanchot s’est chargé d’une chronique littéraire quasiment hebdomadaire au Journal des débats, quotidien autrefois prestigieux, replié à Clermont-Ferrand, où il ne survivait, selon Me Maurice Garçon, grand avocat de l’époque et témoin irréfutable, que grâce à un subside versé en sous-main par Pétain, et qui en 1941, le tirage ne dépassant guère plus les trois ou quatre mille exemplaires, n’était lu, d’après une note de l’actionnaire principal François de Wendel, « en dehors des abonnés de Lyon et de Marseille, que par les gens de Vichy et de Clermont-Ferrand ». En se faisant publier aux Débats, Blanchot aurait-il enfin apporté un soutien implicite à Vichy ? C’est ce que soutient Michel Surya en rappelant certains titres d’articles qui, entre mars et août 1944, ont entouré dans les Débats les textes de Blanchot, dont ils auraient ainsi compromis l’indépendance. Mais en procédant ainsi, Surya fait preuve d’une grande ignorance en ce qui concerne le fonctionnement du Journal des débats sous Vichy. Faisons plutôt confiance à Me Garçon qui, en novembre 1943, note ainsi dans son Journal : « J’ai, à Clermont, oublié de noter, écrivait-il, une chose importante pour l’histoire du Journal des débats. J’ai vu là, installé dans les bureaux de L’Avenir [L’Avenir du Plateau central, quotidien catholique de droite de Clermont, devenu vichyste], le vieux de Nalèche [directeur des Débats depuis 1898]. Il aura bientôt quatre-vingts ans, il en paraît soixante-cinq. C’est un vieux roc solide et robuste qui résiste à tout. Mais dans quelle misérable situation s’est-il mis. Dès 9 heures du matin, il arrive et s’occupe de composer son journal. Composer ! C’est-à-dire qu’il colle l’un au bout de l’autre des communiqués officiels et des dépêches d’agence. Il partage les frais avec L’Avenir : une partie de la composition qui paraît le soir à cinq heures ressert à L’Avenir qui paraît le lendemain matin et réciproquement, il insère le soir des choses parues dans L’Avenir du matin. Plus de rédaction. […] Une fois par semaine, quand les Débats paraissent à quatre pages [le samedi et le dimanche], Mario Meunier envoie une chronique littéraire, un autre un article d’histoire, et c’est tout. Le journal est confidentiel. À peine sait-on s’il paraît ».

      On peut difficilement s’y tromper. Visiblement, Blanchot, vivant à Paris, n’était pour rien dans la composition, ni même l’orientation politique du Journal des débats vichyste dont on sait qu’il s’était efforcé de le saborder au moment de l’armistice en juillet 1940. Tout de même, n’aurait-il pas mieux fait, demandera-t-on, d’écrire pour une revue clandestine engagée dans la résistance ? Peut-être. En effet, cela se discute. Mais un tel choix n’aurait eu pour effet que de prêcher les convertis, et, en ce qui concerne les Débats, d’y laisser la place libre à d’autres (qui d’ailleurs ne manquaient pas) qui n’hésiteraient pas à mettre leur écriture au service du maréchal. En ce cas, et au contraire, ne valait-il pas mieux se servir du tribunal accordé par les Débats pour défendre l’autonomie, c’est-à-dire l’insoumission, crime grave selon l’officier nazi, qui incombait à l’écriture littéraire devant un pouvoir illégitime, totalitaire, et corrupteur ? En donnant aux Débats sous Vichy des articles « purement » littéraires, contrairement à ce que laisse entendre Surya, Blanchot ne cherchait donc pas à rester en retrait de la politique, mais tenait à s’y enfoncer pleinement pour mobiliser l’autorité propre de la littérature contre le pouvoir collaborationniste. C’est ce qui explique d’ailleurs que Blanchot, quant à lui, n’a jamais consenti à se faire publier dans un journal ou une revue publié sous la censure nazie, contrairement à d’autres, comme Paulhan, par exemple, à qui l’on a reproché à la Libération sa participation, peu fréquente, il est vrai, à Comœdia, hebdomadaire de René Delange qui réservait sous l’Occupation une grande place à l’art et à la littérature allemands, ou encore comme Bataille, dont son biographe Michel Surya sait fort bien qu’en 1943 il a été sur le point de donner un extrait du Coupable à la NRF collaborationniste de Drieu, et n’en a été empêché, de justesse, que par l’intervention de son ami Michel Leiris.

      Ces faits, avec d’autres, corroborés par des documents d’époque, il m’est peut-être permis de faire observer que le lecteur les trouvera exposés plus longuement dans mon Blanchot politique de 2020 que Jean-Luc Nancy a eu la générosité de citer dans sa seconde lettre. Dans cette lettre, on rencontre toutefois, de la part du philosophe, qui n’est malheureusement plus là pour se défendre, deux remarques au sujet de mon livre sur lesquelles je suis obligé de revenir. D’abord, au dire de Nancy, « Leslie Hill affirme que le titre « communauté inavouable » est emprunté à Bataille. Il ne donne pas de référence et je n’en ai pas non plus à fournir. » Propos qu’il importe de nuancer. C’est vrai, on ne rencontre pas chez Bataille, en tout cas à ma connaissance, le syntagme « communauté inavouable », ce que je n’avais d’ailleurs jamais prétendu, comme je l’ai précisé dans un mail envoyé à Nancy dès la parution du numéro de Lignes de mai 2020 (plusieurs mois donc avant le post-scriptum du mois de décembre). Il est pourtant hors de doute que le mot « communauté », tel qu’il se retrouve en 1982 chez Nancy et en 1983 chez Blanchot, est emprunté explicitement à Bataille. Et il en va de même pour le mot « inavouable », utilisé par ce dernier dans un texte intitulé « À prendre ou à laisser », dédié à René Char, publié en novembre 1946 dans la revue Troisième convoi, repris ensuite en octobre 1982 par Alain Coulange dans sa revue Contre toute attente, et qui est non seulement mentionné, mais cité explicitement au cours de La Communauté inavouable par Blanchot, qui en reproduit deux phrases capitales. Et il se trouve aussi que la valeur stratégique de ce terme d’ « inavouable » chez Bataille, y compris sa nécessité et son ambiguïté, est relevée et commentée par Derrida dans son grand essai de 1967, « De l’économie restreinte à l’économie générale », repris comme on sait dans L’Écriture et la différence. Voilà pour les références, qui sont exposées et précisées dans les deux ouvrages de 2018 et 2020 mentionnés plus haut, mais dont, pour une raison que j’ignore, Jean-Luc Nancy, qui avait pourtant reçu un exemplaire des deux livres, n’avait pu, ni voulu, faire état.

      Dans ce post-scriptum, Nancy formule à l’endroit de mon livre une critique plus importante. « Pour le moment, écrit-il, je remarque ceci : après avoir plusieurs fois insisté sur l’opposition de Blanchot à toute espèce de pouvoir, ce livre se conclut en affirmant que Blanchot nous apprend à « résister au pouvoir ». On pourrait faire remarquer qu’il n’est pas le seul, mais je veux ici seulement noter que c’est précisément cette résistance au pouvoir qui, sur le versant politique, indique un recours implicite à un autre pouvoir, à un archi-pouvoir — recours que peut-être Blanchot ne perçoit même pas mais qui anime chez lui ce que j’ai nommé « autocratie » —, ce qui n’enlève rien, il faut le redire, à l’acuité de sa pensée lorsqu’il ne s’agit pas de pouvoir. » Propos qu’il faut encore une fois nuancer, ou tout du moins compléter. Je ne dirais pas pour autant que Nancy se trompe. En effet, Blanchot le souligne bien, lui aussi ,à plusieurs reprises, les pouvoirs de la dialectique — et toute dialectique est une dialectique du pouvoir — sont considérables, peut-être illimités, et c’est pourquoi toute résistance au pouvoir peut en effet toujours se renverser en son contraire.

      Nancy, on le sait, était plus sensible que d’autres à cette logique quasiment imperturbable, et c’est ce qui explique chez lui l’importance de ce motif du renversement grâce auquel les contraires se superposent et se rejoignent : tels le fragment et le tout, le christianisme et l’athéisme, le mythe et la démythologisation, ou encore le néolibéralisme envahissant et le communisme totalitaire, tous deux réunis sous la figure de l’immanentisme métaphysique. Verdict non sans justesse ni justice, mais qui, poussé à bout, rendrait logiquement impossible non seulement toute déconstruction, mais aussi ce que Derrida a pu appeler le « réalisme absolu, irrédentiste et post-déconstructif » de Nancy lui-même. C’est pourquoi, en commentant l’art du fragment (qu’il voyait à l’œuvre, bien à tort, chez Blanchot), Nancy a proposé le terme de « fragilité » (plus proche d’ailleurs qu’il ne le croyait du fragmentaire blanchotien, qui lui non plus ne se réduit ni au fragment ni à l’œuvre totale, et ne relève pas d’une phénoménologie). Et cette fragilité, cette interruption du pouvoir dialectique, est tellement nécessaire qu’elle a pu provoquer dans le discours même de Nancy un lapsus, ou une torsion, ou encore une syncope, qui lui serait passé inaperçu (et dont il me fait le compliment de le lui avoir rappelé en 2020). En effet, dans La Communauté désœuvrée de 1986, Nancy affirme au sujet du livre de Blanchot que « dans le mythe interrompu, la communauté s’avère être ce que Blanchot a nommé “la communauté inavouable” ». « L’inavouable a-t-il un mythe ? », se demande-t-il ; à quoi Nancy répond en expliquant que « par définition, il n’en a pas. L’absence d’aveu ne fait pas une parole, ni un récit. Mais si la communauté est inséparable du mythe, ne faudra-t-il pas qu’il y ait, par une exigence paradoxale, un mythe de la communauté inavouable ? Cela pourtant est impossible. Il faut le répéter : la communauté inavouable, le retrait de la communion ou de l’extase communautaire sont révélés par l’interruption du mythe » (p. 147).

      Phrases sans nulle ambiguïté, mais qu’à partir de 2001 Nancy écarte, sans prendre la peine de s’expliquer, pour affirmer, en les renversant, l’exact contraire, à savoir que la pensée de l’inavouable ne serait rien de moins qu’une pensée du mythe fondateur, politiquement régressive et dangereuse. Dans sa lettre à Surya, Nancy tente de résoudre la contradiction, en effet « flagrante » (il le dit lui-même), en suggérant qu’en 1986 il « n’avai[t] rien compris à ce que Blanchot voulait dire ». Voire. Mais on ne saurait se contenter d’un tel aveu. Car de deux choses l’une : soit le mythe (ou la dialectique : c’est la même chose) ne peut s’interrompre (comme l’affirme Schelling, cité en autorité par Nancy), ce qui rendrait toute autre pensée impossible, y compris la pensée même de Nancy ; soit il est susceptible d’être interrompu, ce qui permettrait seul à la déconstruction de se faire, et en ce cas le Nancy de 1986 aurait donc raison — de même que le Blanchot de 1983. Autrement dit, ce que Nancy méconnaît en 2020 (je lui en ai fait plusieurs fois la remarque), c’est que la résistance chez Blanchot, en politique aussi bien qu’en littérature, ne se pense pas à partir d’un contrepouvoir (ce que Nancy a pu lui reprocher, curieusement, dans La Communauté désavouée), mais à partir d’une césure irréductible à l’être ou au non-être, et donc à toute ontologie et à toute dialectique (c’est là que s’inscrit chez Blanchot la pensée du neutre, elle aussi mal comprise ou résumée de travers par Nancy), autrement dit, à partir d’un impossible hors-pouvoir : non pas la possibilité de l’impossibilité heideggerienne, à laquelle restent suspendus, je l’ai montré ailleurs, le « thème » et le « sens » tenace de la communauté, même désœuvrée, chez Nancy, mais l’impossible qui traverse, excède, et délimite toute possibilité pour y inscrire en silence l’exigence de l’autre et de l’à-venir.

      Contrairement à ce que veut faire croire la lettre de Nancy, il n’y a donc chez Blanchot nulle trace d’une souveraineté retournée. Au contraire, c’est plutôt la dérivation hegelienne du concept de la souveraineté, même et surtout chez Bataille, que Blanchot entend refuser — avec la plus grande rigueur. Pour s’en assurer, il suffit que l’on lise ou relise Le Très-Haut, roman de 1948 où on peut constater que le pouvoir de l’État homogène et l’opposition militante sont liés par une réciprocité et une complicité tout aussi inévitables que nécessaires, et où la résistance par contre est portée par un pauvre scripteur sans moyens qui ne sait ni ne peut mourir. Roman qui doit son titre non pas à « l’échec moderne […] de la démocratie » (comme le dit bizarrement Jean-Luc Nancy), mais à l’expérience poétique de Hölderlin, ce Jacobin notoire, et où la mort se heurte à son impossibilité, et où la politique, cette gestion de la mort animale et humaine, rencontre de même sa limite, et laisse parler cet autre que tout pouvoir qu’est la demande de justice.

      Ce qui veut dire enfin que l’on ne saurait se débarrasser aussi facilement de la pensée de la résistance politique ou littéraire chez Blanchot, et surtout pas en la déformant ou la travestissant. Ainsi, la pensée de Blanchot, malgré tout ce que Surya veut nous faire croire, reste-t-elle encore devant nous — Derrida le disait déjà au cours des années soixante-dix —, et c’est pourquoi, au lieu de nous précipiter dans une polémique superficielle et mal fondée, il faut lire et relire l’œuvre de Blanchot en respectant, tant que faire se peut, à la fois l’archive historique et la lettre des textes.

Leslie Hill

Petite bibliographie illustrative

Maurice Garçon, Journal, 1939-1945, édition établie par Pascal Fouché et Pascale Froment, Perrin, 2017

Leslie Hill, Nancy, Blanchot: A Serious Controversy, Rowman & Littlefield International, 2018

Leslie Hill, Blanchot politique : sur une réflexion jamais interrompue, Furor, 2020

Jean-Noël Jeanneney, François de Wendel en République : l’argent et le pouvoir, 1914-1940, nouvelle édition revue, Perrin, 2004.

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