Nous remercions Jonathan Littell, auteur des Bienveillantes, qui nous autorise à mettre en ligne le texte qu’il a publié ce mois-ci dans la NRF, consacré à Maurice Blanchot. Charlotte Mandell, traductrice de Blanchot en anglais (Faux pas, Le livre à venir, La Part du feu, Une voix venue d’ailleurs), et traductrice de Littell (Les Bienveillantes, à paraître en mars chez HarperCollins à New York, sous le titre The Kindly Ones), a également traduit ce texte de Littell sur Blanchot.
« Lire » ? | Jonathan Littell
Écrivez sur Blanchot, me demande-t-on, ou avec, ou à côté, ou tout contre, peu importe. Lourde tâche, aurait-il dit lui-même. Et cela d’autant plus qu’immédiatement se pose le problème : comment écrire dans le sillage de cette pensée sans être entraîné par son langage ? Nul, à ma connaissance, n’y est arrivé (sauf peut-être Foucault, Levinas : effrayants ancêtres). Bon, essayons, quitte à assumer ce risque-là.
Quelle est donc cette lecture à laquelle Maurice Blanchot nous invite ici, à la fois légère et grave, « danse joyeuse, éperdue », et fondamentale (fondatrice de l’œuvre) dans son insouciance même ? La première chose que l’on pourrait en dire, c’est qu’elle nous apparaît indissociable de sa conception de l’écriture en tant qu’expérience. « Le récit n’est pas la relation de l’événement, mais cet événement même », écrivait-il vers la même époque (dans « Le chant des sirènes », texte repris dans Le livre à venir). L’écriture ne décrit pas, ne raconte pas, ne signifie pas, elle ne représente pas une chose existante, dans le monde des hommes ou même seulement dans celui de l’imagination ; elle n’est ni plus, ni moins que « l’épreuve de son expérience » (Blanchot encore, je ne sais plus où, à moins que ce ne soit Bataille — à tel point, ici, leur pensée ne peut être distinguée), le compte-rendu fidèle de ce qui s’est passé à ce moment-là, moment où celui qui, saisit par le désir d’écrire, s’est assis devant une feuille blanche et s’est mis à y apposer du langage. Ce n’est pas que le texte qui résulte de cette expérience — poème, récit, roman — soit dépourvu de sens, ne soit pas traversé d’éléments se rapportant à la réalité de la vie ; c’est bien plutôt que ces éléments fonctionnent (pour prendre une comparaison que Blanchot aurait sans doute discrètement évitée) comme ce que Freud appelait le contenu manifeste des rêves : les oripeaux de réel dont ils se drapent pour à la fois manifester et voiler leur vérité, leur réalité même. Ainsi, si l’écriture est en rapport avec la vérité — et elle l’est certainement, elle doit l’être, sous peine de ne pas être, justement, ou en tous cas de tomber hors du domaine que l’on désigne par ce mot mystérieux, littérature — ce n’est pas sur le mode de la connaissance. L’écriture littéraire n’explique pas, n’enseigne pas : elle offre juste la présence de son propre mystère, de sa propre expérience, dans son absence d’explication, invitant donc par là non pas une illusoire « compréhension » (« Lire se situe au-delà ou en-deça de la compréhension », écrit Blanchot), mais justement une lecture. « Lecture est liberté », nous dit Blanchot, « liberté qui ne peut que dire oui. » Oui à quoi ? À l’expérience, celle, née le plus souvent dans l’angoisse, de celui qui écrit, à laquelle répond celle, parfois désinvolte, parfois transpercée par « le ravissement de la plénitude », du lecteur. Deux expériences, donc, face à face ou plutôt sans doute tangentes, en tous cas radicalement irréductibles l’une à l’autre. Car l’auteur, l’écrivain (Blanchot ne cessera de glisser entre ces deux termes, de jouer sur eux), justement, c’est celui qui ne peut pas lire. Noli me legere, a écrit Blanchot ailleurs, dans d’autres contextes et à plusieurs reprises. Reprenant cette injonction trente ans après « Lire », dans une étrange postface à deux récits de jeunesse, texte nommé Après-coup qui commente ces récits tout en récusant la possibilité, de la part de l’auteur, de tout commentaire — reprenant cette injonction, donc, il la fait suivre par une bien curieuse prosopopée de l’écriture. L’écriture, « signifiant à l’auteur [et non pas au lecteur, notons-le] son congé », lui tient ce langage démesuré : « Jamais tu ne sauras ce que tu as écrit, même si tu n’as écrit que pour le savoir. » Sentence implacable, à laquelle l’écrivain n’a aucune possibilité d’échapper, même si jamais il ne peut tout à fait éviter la tentation, suprême pour lui, de demander, à ce qu’il a écrit, sa propre vérité ; il devient alors, se retournant vers son œuvre, « le coupable Orphée » (Après-coup, toujours), incapable de conduire son Eurydice à la lumière du jour et qui, par ce retournement coupable, la perd, la voit, impuissant, se retirer, engloutie dans une ombre pour lui à jamais impénétrable. L’écrivain est ainsi celui qui demeure jusqu’au bout sans œuvre (et c’est peut-être pourquoi Platon, dans un mouvement d’ironie railleuse ? de désinvolture souveraine ? peut écrire dans sa Lettre II : « Il n’y a pas d’ouvrage de Platon et il n’y en aura pas », avant d’ajouter, comme pour se moquer encore plus de notre stupeur : « Ce qu’à présent l’on désigne sous ce nom est de Socrate au temps de sa belle jeunesse », ce Socrate qui, on le sait bien car c’est Platon qui nous l’a dit, n’a jamais écrit, si profonde était sa méfiance envers « l’instrument impuissant qu’est le langage » (Lettre VII). Mais Platon est-il vraiment l’auteur de ces lettres ? On l’ignore, à vrai dire).
D’où la vanité de demander à l’écrivain ce qu’il avait « voulu dire », comme si l’écriture procédait de son vouloir, de sa libre et souveraine volonté. Il faudrait la mettre en rapport, plutôt, avec l’angoisse, Blanchot, on l’a vu, le souligne (invoquant l’exemple de Kafka). Déjà, en 1935, dans Le dernier mot, un de ses tout premiers récits, il écrivait : « La peur est votre seul maître. Si vous croyez ne plus rien craindre, inutile de lire. Mais c’est la gorge serrée par la peur que vous apprendrez à parler » (liant donc ainsi non seulement l’écriture mais aussi la lecture à l’angoisse — lien que deux décennies plus tard, dans « Lire », il infléchira de manière sensible). L’écriture est aussi en rapport avec le désir (de celui qui écrit), mais elle n’est pas l’accomplissement de ce désir, au sens où elle viendrait le combler ou l’apaiser, ne serait-ce que momentanément ; bien plutôt, elle en creuse l’avidité ; et c’est donc au lecteur, nous suggère Blanchot, que revient la tâche, à la fois ardue et frivole, non pas de refermer cet écart entre le désir sans limites de celui qui perd pied dans l’écriture et les textes qui sont comme les fragments de lave refroidie que laisse derrière elle cette expérience, ses scories, mais de le découvrir, rejetant dans l’ombre non pas le livre, mais l’auteur (devenu, de triste Orphée à la lyre qu’il était, pitoyable Eurydice), et amenant « l’œuvre cachée derrière le livre » (je paraphrase) à la lumière — geste toutefois accompli pour lui seul, dans la solitude de sa lecture, expérience unique et tout à la fois infiniment renouvelable car vécue comme pour la première fois à chaque lecture, à chaque lecteur.
Ainsi, si l’écriture est une expérience absolue (mais qui ne confère aucun savoir ni aucun privilège à celui qui la vit), telle est aussi la lecture, ce « sombre esprit » que nomme Blanchot dans La folie du jour. Revenons au texte. « Qu’est-ce qu’un livre qu’on ne lit pas ? » demande Blanchot, pour répondre de suite : « Quelque chose qui n’est pas encore écrit » (thème qui lui aussi revient dans Après-coup — ce texte qui semble un peu le double fantôme de « Lire », son ressassement plutôt, « Le ressassement éternel » des récits qu’il commente sans les commenter — sous le masque de Valéry ou plutôt de Monsieur Teste, un « être qui eût les plus grands dons — pour n’en rien faire, s’étant assuré [comment ? demande Blanchot] de les avoir»). Le livre, produit de l’angoisse, des joies, des espérances, de la naïveté aussi, et du labeur aussi de son auteur, existe certes, dès son achèvement, ou même avant, en tant qu’objet, mais non pas en tant qu’œuvre. Il a besoin que l’auteur soit « congédié », une bonne fois pour toutes, pour enfin venir à l’existence, pour être, pour « s’affirmer chose sans auteur et sans lecteur ». Ce que Blanchot congédie ici, d’un geste sans appel, ce n’est pas que l’auteur, c’est le mirage, si têtu pourtant, d’une « communication » entre l’écrivain et le lecteur. L’écrivain est seul, irrémédiablement seul (« Khalvat dar anjoman, solitude dans la foule », pose une des onze règles de l’ordre soufi des Naqshbandi : c’est la solitude de Kafka, encore, jamais suffisamment seul et pourtant toujours infiniment seul). Vain espoir que celui d’écrire avec le vœu d’être entendu, d’établir une quelconque fraternité humaine avec l’autre ; cruelle désillusion que celle de celui qui écrit dans l’attente d’un retour, d’un écho. L’écrivain écrit comme Giacometti voulait sculpter : pour (comme nous le rapporte Genet) enterrer la sculpture, et « non pour qu’on la découvre, ou alors bien plus tard, quand lui-même et jusqu’au souvenir de son nom auraient disparu. — L’enterrer était-ce la proposer aux morts ? » se demande alors Genet, mettant ainsi le doigt sur cette évidence : l’écrivain, l’artiste ne communique pas avec le lecteur ou le spectateur, il communique avec la mort ; celle des autres (Foucault) ou bien la sienne propre, toujours à venir mais au-delà de laquelle il se situe nécessairement pour écrire. L’écrivain : celui qui est toujours déjà mort. Le lecteur, lui, au contraire, vit, et grâce à lui le livre, « allégé de tout auteur », vit aussi : le livre, le texte quitte le monde des morts, d’où il vient (il en surgit ?), pour participer aux choses de la vie. Et c’est ainsi que le noli me legere du livre cède devant le Lazare, veni foras du lecteur, lecteur qui néanmoins, à la différence du Christ, n’accomplit aucun miracle, mais simplement, par sa lecture libre et innocente, son « oui léger » proféré avec le sourire, montre (et voit) que le langage lui aussi vit, de sa vie propre.