Du 9 au 19 décembre 2021 – La Cinémathèque française Maurice Blanchot (Hugo Santiago / France / 1998 / 57 min / Numérique) Mercredi 15 décembre 2021, 21h00 – Salle Jean Epstein → 22h00 (57 min), Séance présentée par Christophe Bident |
Argentin de Paris, c’est pourtant à Buenos Aires qu’Hugo Santiago (1939-2018) réalise son premier film, Invasión, scénarisé avec un tandem de grands écrivains, Jorge Luis Borges et Adolfo Bioy Casares. Il y invente une forme de fantastique urbain un peu lancinant, une esthétique du secret et de la conspiration qui imprègne toute son œuvre de fiction principalement tournée en France, à côté de documentaires pour la télévision. Cinéaste désormais culte, Hugo Santiago marie, dans ses films, rigueur de la mise en scène et imaginaire littéraire de l’Amérique du Sud.
HUGO SANTIAGO
La carrière d’Hugo Santiago débute de la plus étrange des manières. Son premier film, Invasión, coécrit par deux maîtres de la littérature argentine (Borges et Bioy Casares), secoue en 1969 la Quinzaine des réalisateurs, mais sort peu après dans une indifférence polie. Cette série B métaphysique dessinée au fusain, prophétisant l’imagerie sinistre des dictatures latino-américaines, disparaît littéralement neuf ans plus tard, après le vol de son négatif dans un laboratoire de Buenos Aires. Ce n’est qu’à l’orée des années 2000 que le film refait surface sur les écrans, et permet de redécouvrir les audaces modernistes et la rigueur formelle de son auteur.
Apparition, disparition et retour : le parcours d’Invasión vaut pour toute la filmographie de Santiago, restée largement méconnue, comme si elle se refusait à se livrer totalement au regard critique. Peut-être y a-t-il, au fond de cette œuvre, un secret qui ne peut s’approcher qu’en parcourant les arcanes de ses récits et de ses motifs. Un secret qui la fonde et l’informe, tant le cinéaste a privilégié à travers ses six longs métrages un goût pour les récits policiers et les humeurs fantastiques, invitant à regarder le monde comme énigme et faux-semblant.
Né en 1939 en Argentine, étudiant précoce, il s’intéresse au cinéma après des études musicales. Il tourne deux courts métrages, dont l’un lui donne accès à une bourse d’étude à l’étranger. Il choisit alors Paris, pour la Cinémathèque de Langlois et pour le cinéma de Bresson dont il a découvert, stupéfait, les premiers films. Installé en France, il apprend aux côtés du réalisateur les rigueurs de son cinématographe. Sa filmographie ne cessera dès lors d’en porter la marque, par son refus du réalisme, la géométrie machinique de son découpage, le phrasé blanc de ses comédiens, et l’importance accordée à la bande son, qu’il conçoit comme une partition de musique concrète. Mais l’inclination baroque de Santiago, proche de celle de Raoul Ruiz, creuse tant ces principes formels que sa mise en scène s’ouvre vers un maniérisme plus opératique. Ses personnages marchent moins qu’ils ne dansent, parlent moins qu’ils ne murmurent ou apostrophent, et leurs chorégraphies se déploient au sein d’architectures urbaines filmées comme d’immenses labyrinthes intérieurs.
DERRIÈRE LE VOILE
Après Invasión, réalisé en Argentine, et qui évoque l’occupation d’une ville imaginaire, Aquilea, Santiago se lance dans un nouveau projet, toujours aux côtés de Borges et Bioy Casares. Aux rues d’un Buenos Aires de brume et de cendres filmées dans le dense noir et blanc de Ricardo Aronovich, le cinéaste substitue les arcades et les passages parisiens, saisis dans leurs drapés de couleurs. Les Autres, produit par Jean-Daniel Pollet, est présenté à Cannes en 1974. Son récit fantastique délibérément voilé et sa mise en scène musicale déroutent le public. Duras et Deleuze se mobilisent avec d’autres pour en défendre l’audace. Le film se fait pourtant oublier, malgré ses manières de beau geste nervalien naviguant dans un Paris tissé de secrets et d’alcôves, immense palais de miroirs et de jeux d’apparence où les identités se perdent, nimbées de cette mélancolie propre aux récits de Bioy Casares. Derrière son apparente opacité, ce long métrage demeure ainsi la pièce la plus littérale d’une œuvre obsédée par les passages et les métamorphoses.
Échaudé par son accueil, Hugo Santiago revient alors à la forme plus conventionnelle d’une série B. Cinq ans après Les Autres, il met en scène un privé, inspiré du personnage de Philip Marlowe, et interprété par une Catherine Deneuve aussi malicieuse que hardie. L’actrice boit, fume, séduit femmes et hommes, et se bat à mains nues dans ce récit pulp tirant vers la science-fiction. Mais le titre du film – Écoute voir – formule un principe plus secret. Derrière la fantaisie policière s’assemblent des plans fétichistes sur les appareils sonores, comme si l’auteur signait là un manifeste poétique : l’image est un son qui est une autre image, dans un ballet dynamique des plans. Sa formation musicale finit donc par remonter à la surface, jusqu’à ce film ponctué de magnifiques tangos qu’est Les Trottoirs de Saturne. Œuvre lyrique et noire sur la condition éternelle de l’exilé, le film rappelle le souvenir d’Aquilea comme une Argentine crachée par les songes de l’histoire. Santiago y peint définitivement ses personnages comme des êtres perdus entre deux rêves, deux attentes, deux joies et deux douleurs, dans un bouillonnement d’identités plurielles. Et filme encore une fois Paris comme une ville mystérieuse offerte aux jeux de l’enfance.
EXPÉRIMENTATIONS FORMELLES
Passé ce film taillé dans le marbre des souvenirs, réels et imaginaires, Santiago se consacre à des œuvres audiovisuelles. Sa curiosité le conduit à filmer la musique de Xenakis, la littérature de Blanchot ou les mises en scène d’Antoine Vitez. Il fait ainsi imploser les cadres du théâtre filmé en conservant paradoxalement l’espace scénique comme centre de gravité, par un subtil jeu de plans-séquences en mouvements. Mais ces expérimentations demeurent presque lettre morte quand il revient au cinéma avec un film policier, Le Loup de la côte Ouest. Tout au plus y retrouve-t-on sa silhouette d’auteur, jouant sur les degrés d’énonciation narrative.
C’est que Santiago ne cesse d’apparaître, frontalement ou à l’oblique, dans son œuvre. Jusqu’à son ultime film, en 2015, où sa voix anime un personnage mystérieux de faussaire argentin. Le Ciel du Centaure marque son retour à Buenos Aires, dans les pas d’un jeune étranger dont l’itinéraire à travers la ville cartographie secrètement un apprentissage. Film sur la transmission et la singularité de l’art, ponctué d’une étourdissante scène de critique picturale, il célèbre la joie et l’innocence dans un dernier legs artistique. Et offre une clé de lecture : c’est en éprouvant le parcours d’une œuvre qu’elle livre ses secrets. Après cela, sa voix peut s’éteindre, et le noir se faire. Tout fait également signe. L’œuvre est là, qui attend d’entraîner ses voyageurs, dans son malicieux opéra du réel.
Guillaume Orignac