Giuseppe Zuccarino, Il farsi della scrittura, Milano, Mimesis, 2012 (147 pp.)
Le dernier livre de Giuseppe Zuccarino – critique et traducteur italien de Mallarmé, Bataille, Klossowski, Blanchot, Caillois et Barthes – réunit une série d’études sur différents auteurs qui, d’une manière ou d’une autre, ont questionné le travail de l’écriture, en cherchant dans leur œuvre le parcours vers l’œuvre, mouvement qui en elle tend à l’accomplissement – ou qui la voue à l’inaccomplissement. Au-delà de la précision et la profondeur de ses analyses, il y a dans le chemin proposé par Zuccarino le charme d’un questionnement implicite que la juxtaposition des textes proposés est capable de révéler. Toutes ces études (déjà parues ailleurs) dessinent un parcours fascinant à travers la deuxième moitié du siècle passé ; elles sont recueillies avec l’intention – comme en témoigne le titre même du livre – de s’interroger sur le « se faire de l’écriture », il farsi della scrittura. C’est l’excellence même de l’écriture française du XXe siècle – Maurice Blanchot, Roland Barthes, Claude Simon, Pascal Quignard, Jacques Derrida – qui est appelée à témoigner de cette dimension matérielle, concrète – physique, physiologique, parfois physiopathologique – de l’écriture en œuvre, de l’œuvre se faisant et interrogeant son faire.
Il y a dans le titre de ce livre la possibilité d’un malentendu : il pourrait suggérer l’idée d’une dimension d’impersonnalité et d’autoréférentialité qui caractériserait le mouvement de l’écriture se faisant. Pourtant, il me semble que cette idée est à plusieurs reprises mise en cause dans les analyses de Zuccarino. Un des intérêts de son livre tient, à mon avis, justement au fait qu’il montre un souci de subjectivité, un penchant pour la dimension autobiographique, la découverte d’un statut radicalement non-autotélique du texte dans l’œuvre d’écrivains comme Claude Simon, Maurice Blanchot, Roland Barthes, Jacques Derrida, c’est-à-dire dans un domaine d’où cette centralité du sujet, cette présence encombrante de l’auteur, cette reconnaissance d’un rapport entre texte et hors-texte semblent habituellement absentes – au mieux, fortement contestées. Zuccarino nous montre ainsi le visage moins connu d’une époque littéraire qui a su maintenir en vie – souterrainement – la question du sujet en même temps qu’elle semblait – en plein jour – l’avoir tué (ce qui serait confirmé par l’impression de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, qui en 1978 écrivaient, dans L’absolu littéraire, que « nous ne sommes pas sortis de l’époque du Sujet »[1]). Cela ne signifie pas que ces auteurs célébraient dans leur œuvre l’épopée romantique du Moi, mais que pour eux une certaine présence, troublante dans sa persistance, de la question du sujet de l’écriture résistait (et que probablement elle résiste encore aujourd’hui). Et cette survivance perturbante n’a pu que devenir argument de réflexion pour les interprètes les plus sensibles d’une littérature postromantique, qui ont su surmonter leur propre méfiance au regard de l’époque du Sujet en continuant à s’interroger à son propos.
Par ailleurs, le livre de Zuccarino montre comment le travail de l’écriture ouvre sur l’exigence d’une autoréflexion. En ce sens, la distinction en deux parties – la première dédiée aux œuvres littéraires, la deuxième aux textes critiques – est sous le signe de la constatation d’une union plus que d’une séparation. On pourrait donc dire de ce livre ce que Blanchot disait – dans un lettre à Pierre Madaule de décembre 1987, citée par Zuccarino (p. 11) – à propos de L’arrêt de mort : «Les deux parties […] ne vivent et ne meurent que l’une par et dans l’autre», elles sont «ainsi rebelles à toute scission»[2]. Le « se faire » de l’écriture joue un rôle de jonction entre littérature et critique, entre narration et réflexion. Les différentes contributions de Zuccarino à ce sujet – véritable topique de la littérature de notre temps – montrent bien comment l’acte concret de l’écriture transforme naturellement l’œuvre littéraire en interrogation théorique de soi-même et comment, de l’autre côté, le travail critique de l’écriture s’appuie et trouve souvent son issue dans une exigence littéraire. Ce n’est donc pas un hasard si la deuxième partie du livre s’ouvre avec une lecture transversale de l’œuvre de Blanchot (Blanchot, il neutro, il disastro, pp. 97-111), tendant à montrer comment l’écrivain se sentait mal à l’aise avec le « genre philosophie » et comment il voyait plutôt dans l’écriture littéraire le support idéal pour le travail infini de rapprochement vers la dimension ineffable du « neutre » et vers l’idée encore moins définissable de « désastre ».
Le rapport entre travail de l’écriture, question du sujet et littérature comme autoréflexion est donc le fil rouge des études ici recueillies. On le voit déjà dans le texte qui ouvre le volume (Effrazioni e simulacri, pp. 9-25), lecture méticuleuse de L’arrêt de mort. Elle suit le récit de Maurice Blanchot dans l’intégralité de son déroulement narratif comme peu d’analyses ont su le faire, en identifiant dans les idées d’« effraction » et de « simulacre » les pivots autour desquels l’œuvre se développe. L’intérêt premier de Zuccarino est de rappeler comment l’essence intime du récit demeure dans sa complexité interne, dans une lacération qui le traverse et qui lui donne l’intensité émotive que beaucoup d’autres lecteurs (Pierre Madaule, le premier) lui ont reconnue. Zuccarino débute son analyse en montrant – comme l’avait déjà fait Bataille – le caractère d’apparente nécessité qui semble avoir « contraint » l’auteur de L’arrêt de mort à l’écriture de ce récit. Il est intéressant de noter comment cette impossibilité pour l’auteur à ne pas écrire l’œuvre se dédouble – en se réalisant – dans une autre impossibilité, invoquée par le narrateur-personnage au début de l’œuvre, c’est-à-dire l’inaptitude à écrire les événements qui lui sont arrivés et qui représentent la cible de son récit, la raison même de son existence : « J’éprouve à en parler la plus grand gêne. Plusieurs fois déjà, j’ai tenté de leur donner une forme écrite. […] Cependant je dois le rappeler, une fois je réussis à donner une forme à ces événements. […] Dans le désœuvrement qui m’imposait la stupeur, j’écrivis cette histoire. Mais, quand elle fut écrite, je la relus. Aussitôt, je détruisis le manuscrit[3] ». Mais la force même de cette impossibilité pousse enfin le narrateur-personnage à aborder le travail de l’écriture : « je suis presque sûr que les paroles, qui ne devaient pas être écrites, seront écrites. Depuis plusieurs mois, j’y suis résolu[4] ». Le récit qui suit est l’effort de réaliser, à travers l’expiation de la parole, la nécessité finale du silence : « Il serait extrêmement utile à la vérité de ne pas se découvrir. Mais, à présent, j’espère en finir bientôt. En finir, cela aussi est noble et important[5] ». Il ne faut pas forcément suivre la piste exégétique qui voit dans ce récit des traces d’épisodes autobiographiques pour constater comment les destins de l’auteur et du narrateur-personnage se superposent ici d’une façon encore plus essentielle : la nécessité de s’exprimer du premier coïncide avec l’impossibilité de s’exprimer du deuxième. On retrouve ici une idée centrale de la réflexion blanchotienne, selon laquelle l’écriture se fait en contraignant à ce destin impossible le sujet écrivant : écrire (seulement) ce qui lui est impossible de raconter, les paroles qui ne doivent pas être écrites mais qui seront écrites.
Les textes suivants continuent la trace inaugurée par le premier en abordant une série de questions liées au thème général du mouvement de l’écriture se faisant et se défaisant par rapport à son créateur. Alla ricerca del romanzo (pp. 27-44) interroge le projet d’écriture d’un roman autobiographique auquel Roland Barthes dédie Délibération, texte publié en 1979 qui recueille des fragments de journal de la période 1977-1978, avec tous les dilemmes que le choix de ce genre littéraire comporte : « Je perçois avec découragement l’artifice de la “sincérité”, la médiocrité artistique du “spontané” ; pis encore : je me dégoûte et je m’irrite de constater une “pose“ que je n’ai nullement voulue : en situation de journal, et précisément parce qu’il ne “travaille“ pas (ne se transforme pas sous l’action d’un travail), je est un poseur : c’est une question d’effet, non d’intention, toute la difficulté de la littérature est là[6] ». Il est possible de reconnaître ici un fort écho de la célèbre critique de Valéry à Stendhal et à son idéal de sincérité littéraire, à sa croyance à un Moi-naturel qui s’exprimerait dans le travail égotiste de l’écriture[7]. Zuccarino continue son analyse en approfondissant cette exigence barthésienne de donner voix à sa propre subjectivité à travers la création d’une œuvre littéraire. La recherche de la forme d’écriture plus apte à réaliser ce projet pousse Barthes à choisir comme titre et sujet de son cours au Collège de France La préparation du roman. L’œuvre comme Volonté : autre manifestation – note Zuccarino – d’un inaliénable « droit à la subjectivité » professé par Barthes. On peut noter comment ce thème du rapport romantique entre œuvre et vie de l’auteur revient plusieurs fois dans ce volume ; significativement, dans un des deux chapitres dédiés à l’œuvre de Pascal Quignard (Quignard e la lezione di Sainte Colombe, pp. 73-84), on retrouve la citation d’un propos méthodologique de Paul Valéry qui nous semble valide aussi pour l’analyse des raisons profondes du projet barthésien de roman autobiographique : « J’ai d’ailleurs l’impression que la critique ne recherche pas assez les vrais rapports d’une œuvre avec son auteur. Elle a une tendance naturelle et inévitable à remonter directement de l’une à l’autre. Mais elle ne s’inquiète pas (en général) du rôle joué par l’œuvre dans la vie de son auteur, de l’importance qu’il lui donne, des sources réelles de ses pensées, du but véritable qu’il se propose etc.[8] ». Si on pense que Barthes confie à son projet de roman la tâche de réaliser dans sa vie ce que lui-même appelle une « conversion “littéraire” », on voit bien comment pour l’auteur de S/Z le pouvoir du « se faire » de l’écriture ne se limite pas à réaliser – ou à déréaliser – l’œuvre mais entraîne dans son mouvement aussi le destin de l’écrivain.
Les difficultés rencontrées par le projet romanesque de Barthes montrent d’une façon paradigmatique le rôle joué en littérature par l’occasion autobiographique, capable en même temps de catalyser le projet d’écriture et de le rendre inépuisable, intraduisible, impossible. Mais la recherche d’un contact de l’écriture se faisant avec l’existence qui la précède reste, cependant, une tentation irrésistible. Claude Simon l’a pratiquée en plusieurs de ses œuvres, comme le montre le texte suivant de Zuccarino (Claude Simon e la mano che scrive, pp. 45-59), qui analyse l’apparition dans L’herbe (1958), Histoire (1967) et Les Géorgiques (1981) d’une série d’objets manuscrits, de « choses écrites » (cahiers, cartes postales, lettres etc.) liées de façon plus ou moins directe à la vie de l’écrivain. En outre, dans la deuxième partie du volume, le texte dédié à l’analyse derridienne de l’œuvre de Joyce (Babele, il riso, il sì, pp. 113-122) nous fait réfléchir sur la centralité de l’occasion autobiographique comme motif fondant non seulement une exigence narrative mais – ce qui est moins évident – la réflexion critique elle-même. Le texte qui conclut le livre, centré à nouveau sur Jacques Derrida et Circonfession (la longue note qui accompagne l’œuvre que Geoffrey Bennington lui a dédiée en 1991), repousse encore son objectif, en révélant dès son titre – Scrivere la ferita (pp. 135-144) – l’intention d’analyser le rapport qui lie le parcours travaillé de l’œuvre à l’existence corporelle du sujet, qui reçoit sur sa peau les signes du « se faire » de l’écriture. Conclusion radicale mais tout à fait cohérente d’un parcours de lecture qui, en un climax argumentatif, thématise la trace invisible mais ineffaçable que le travail de l’écriture laisse dans l’exigence littéraire, dans la pensée, dans la mémoire autobiographique, dans le destin vital et enfin sur la chair même du sujet écrivant.
Marco Della Greca
[1] Philippe Lacoue-Labarthe, Jean Luc Nancy, L’absolu littéraire, Paris, Seuil, 1978, p. 27.
[2] Cfr. Pierre Madaule, La vengeance d’Adam, en AA.VV, Blanchot dans son siècle, Lyon, Parangon, 2009, p. 48.
[3] Maurice Blanchot, L’arrêt de mort, Paris, Gallimard, 1948, pp. 7-8.
[4] Ibidem.
[5] Ibidem.
[6] Roland Barthes, Délibération, en Œuvres complètes, Paris, Seuil, 2002, V, p. 688.
[7] «L’Égotisme littéraire consiste finalement à jouer le rôle de soi; à se faire un peu plus nature que nature; un peu plus soi qu’on ne l’était quelques instants avant d’en avoir eu l’idée. Donnant à ses impulsions ou impressions un suppôt conscient qui, à force de différer, de s’atteindre à soi-même, et surtout de prendre des notes, se dessine de plus en plus, et se perfectionne d’œuvre en œuvre selon les progrès même de l’art de l’écrivain» (Paul Valéry, Stendhal, en Œuvres, Paris, Gallimard, 1957, I, p. 566).
[8] Paul Valéry, lettre à Aimé Lafont de septembre 1922, citée en Œuvres, Paris, Gallimard, 1957, I, p. 1635.