« N’en déplaise. (Pour une pensée conséquente) »
Michael Holland
A propos de Lignes, n°43, mars 2014, « Les Politiques de Maurice Blanchot 1930-1993 », 240 pages :
[…] Quand on se retourne vers l’utilisation qui est faite du terme fascisme dans ces analyses, le basculement dans la morale est encore plus abrupt. M. Surya ne s’y attarde pas longtemps, étant plus intéressé, on l’a vu, par l’équivalence qu’il perçoit entre l’adhésion de Heidegger au national-socialisme et celle de Blanchot à ce qu’il dénomme « le nationalisme fascisant français » (p. 21). Et en conclusion de son étude il se sert d’une autre équivalence pour reléguer la question du fascisme au second plan : « Si on se demande en effet en quel sens et combien Blanchot fut ou ne fut pas fasciste, ce qu’il ne prétendit d’ailleurs pas, dans les années 1930, on ne se demande pas encore assez en quel sens et combien il fut ou ne fut pas communiste » (p. 60). Ainsi, s’il peut dénicher « une phrase […] incontestablement fasciste » (p. 38) dans un des textes de L’Insurgé, il affirme que « la question de savoir si Blanchot fut ou non “fasciste”, ou s’il fut “seulement” d’extrême-droite semble du coup superflue » (p. 38).
Tel est loin d’être le point de vue de F. Brémondy, dont l’étude commence avec la question « Blanchot a-t-il été fasciste ? » (p. 63). Il est tout prêt de partir de l’hypothèse qu’il l’était. Ainsi, « si Blanchot appelait à une révolution qui n’était pas la révolution communiste on peut naturellement supposer qu’il agissait du fascisme » (p. 70 ; je souligne). À son crédit, il cite un texte de Blanchot tiré de L’Insurgé [en fait son compte rendu de L’Opéra politique d’Henri Pollès] qui est fort critique de ce que fascisme signifie. Une réflexion et une analyse semblent prêtes à s’engager. Mais quelques pages plus loin, une phrase laisse entendre que la prévention demeure intacte : « Si l’on admet qu’au moins l’idéologie de Blanchot fut, dans les années 1930, une idéologie fasciste, la question est de savoir quand il l’abandonna » (p. 79). Phrase tendancieuse s’il en est, et qui tire sa force du développement qui le précède où, ayant semblé vouloir étayer ses réserves quant au fascisme de Blanchot en citant plusieurs auteurs qui récusent la notion quand il s’agit de comprendre l’extrême-droite entre les deux guerres, il les balaie d’un coup – c’est à couper le souffle – en invoquant les travaux de Zeev Sternhell en 1983. Désormais le nivellement joue à plein, les amalgames s’installent. Étant donné que pour Z. Sternhell « l’essentiel du fascisme », c’est « la volonté de détruire l’héritage universaliste des Lumières, l’individualisme, etc. », Brémondy affirme que l’Action Française est fasciste, qu’« il n’y a aucune différence entre un Brasillach et un Drieu d’une part, et les Maulnier, Fabrègues […] d’autre part » (p. 73), avant de conclure « cette idéologie et cet esprit [du fascisme] étaient largement répandus chez des gens qui n’étaient pas fascistes » (p. 74). Hop ! tous dans le même sac ! La contamination est partout, plus la peine de perdre son temps à rechercher des différences, dans le fond – qui est foncièrement moral – il y a quelque chose d’horriblement identique parmi tous ceux qui frayent avec l’extrémisme de droite avant la guerre.
Ce n’est pas le lieu ici d’offrir une critique détaillée des syllogismes fantaisistes et parfois délirants de Z. Sternhell. Cela a été maintes fois fait. Mais tout de même, défendre l’individualisme comme l’héritage des Lumières et fonder sur cette catégorie une analyse sérieuse des errements de la politique au XXe siècle, c’est faire comme si certains des mouvements de pensée parmi les plus significatifs du dernier demi-siècle et plus n’avaient jamais existé. D. Uhrig suggère qu’il serait « téméraire » de « présenter l’engagement politique de Blanchot dans les années 1930 en questionnant de but en blanc son éventuel positionnement “fasciste” ». Mais lui aussi s’est trouvé une « autorité », Michel Dobry, sur lequel il s’appuie pour retourner la question : « au nom de quoi peut-on récuser le “fascisme” de Blanchot ? » (p. 130). Or, je répondrai d’abord ceci : au nom de la rigueur scientifique qui est exigée pour toute étude historique sérieuse, et que pas plus que Zeev Sternhell, Michel Dobry ne respecte quand il affirme dans Le Mythe de l’allergie française au fascisme : « je pense qu’il faut prendre son parti du flou du mot “fascisme” » (Albin Michel, 2003, p. 63 ; c’est Dobry qui souligne). Affirmation étonnamment peu scientifique. Ou bien ce terme concerne des phénomènes historiques spécifiques, datables et analysables, ou bien c’est à peine mieux qu’une injure, même si, tel D. Amar qui évoque le « spontanéo-fascisme » de Blanchot (p. 152), on prétend le contraire.
Et puis, tout simplement, il faut lire Blanchot: le texte de 1937 déjà cité dans l’étude de F. Brémondy (p. 70) ; ou bien la lettre à Jean Paulhan de 1942, décisive par sa clairvoyance, et que Christophe Bident cite dans son précieux résumé des relations entre Blanchot et la NRF (dans Alban Cerisier et al., La Nouvelle Revue Française. Les colloques du centenaire, Gallimard, 2013, p. 488). […]
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Le n° 43 de la revue Lignes était consacré aux « Politiques de Maurice Blanchot. 1930-1993 ». Michael Holland le recense dans le dernier numéro des Cahiers Maurice Blanchot. Il fait quelques nécessaires mises au point lorsque certains contributeurs se vantent de frayer une approche inédite, multiplient les protestations de rigueur démonstrative à défaut de la pratiquer véritablement, attribuent des textes non signés, opèrent des amalgames (Drieu, Brasillach, Heidegger…), coupent l’engagement d’après-guerre de celui d’avant-guerre, minorent la différence entre écriture littéraire et chronique journalistique, usent de généralisations rapides et d’arguments d’autorité en ce qui concerne la définition historique du fascisme… Michael Holland en tire cette conséquence: « Désormais, juger de ce que Blanchot a été “avant” va être une opération double : l’acte de jugement qui consisterait à penser et à comprendre cet “avant”, chose que Blanchot lui-même n’aurait jamais été capable de faire, est accompagné et en fait devancé par un acte de jugement moral, et à l’occasion moralisateur, qui déplace constamment le foyer de réflexion critique dans la mesure où ce jugement concerne non pas les faits tels que ce numéro de Lignes les expose copieusement, citations à l’appui, mais le refus de Blanchot après coup de les admettre. » (p. 150) D’un accès libre mais fastidieux à la BNF, sans doute est-il plus que temps de publier l’intégralité des textes politiques connus de Blanchot dans les années 30, ceci afin d’éviter de telles instrumentalisations dans le champ intellectuel tel qu’il se reconfigure presque uniformément aujourd’hui, non sans palinodies d’autant plus décomplexées qu’illusoirement transgressives. Rappelons que Michael Holland avait publié en 1976 avec Patrick Rousseau dans le numéro 5 de la revue Gramma cette étude pionnière : « Topographie-parcours d’une (contre-)révolution ». On pouvait aussi lire pour la première fois dans ce numéro quatre textes politiques de Blanchot datant des années 30, parmi les plus violents, dont « Le Terrorisme, méthode de salut public » (Combat, 1936).